FRI 6 - 12 - 2024
 
Date: Jan 31, 2012
Author: Nadia Aissaoui, Ziad Majed
Source: MEDIAPART
 
Où va l'Iran ?
A l'affût des révolutions (36/36)

Alors que Téhéran menace de fermer le détroit d'Ormuz et que l’Union européenne (après les Etats-Unis) lui impose de nouvelles sanctions, la tension monte d’un cran dans la région du Golfe et révèle un Etat de plus en plus isolé. Pour comprendre la situation, il faut rappeler ce qui a fait ces dernières années de l’Iran un acteur puissant, et néanmoins vulnérable, dans la région.
 
La république islamique d’Iran, qui a tiré profit de la montée des prix du pétrole entre 2002 et 2008 et qui s’active à développer son armement et à construire un programme nucléaire, a gagné en puissance d’un point de vue stratégique depuis la chute des régimes des Talibans, fin 2001, en Afghanistan, sur ses frontières est et du Baath irakien de Saddam Hussein, en 2003, sur ses frontières ouest. Elle s’est libérée du fardeau qui consistait à traiter avec deux régimes qui lui étaient hostiles.
 
D’emblée, elle a exploité l’existence d’alliés dans les deux pays (en particulier en Irak) afin de s’aménager une présence directe sur les nouveaux «terrains» occupés par les Américains. Elle y a joué un rôle dans l’aggravation des troubles politiques et sécuritaires en soutenant notamment des groupes qui combattaient les troupes américaines et qui, surtout, s’affrontaient entre eux. L’objectif était de renforcer sa position de négociation ou de confrontation avec Washington afin de se placer en partenaire incontournable dans toute gestion de la phase de transition post-retrait de Bagdad et de Kaboul. 
 


D’autres facteurs ont permis à l’Iran de devenir un acteur régional essentiel, le plus notable étant son engagement dans le conflit israélo-palestinien en tant que grand soutien aux mouvements Hamas et Jihad islamique. A cela s’ajoute sa relation organique (idéologique, financière et militaire) de longue date avec le Hezbollah libanais. La guerre entre ce dernier et Israël en 2006 n’a fait que confirmer ce fait et renforcer davantage l’Iran politiquement et militairement sur la frontière même de l’Etat hébreu.
 
Par ailleurs, l’alliance entre Téhéran et Damas (en place depuis 1980) a non seulement facilité la connexion avec le Hezbollah, mais a également procuré à l’Iran une profondeur stratégique et un accès à la Méditerranée.
 
Ainsi déployé, Téhéran a acquis une capacité à endiguer ses adversaires et les ennemis de son programme nucléaire de façon à les menacer à travers ses alliés, s’ils envisageaient une quelconque offensive contre ses sites. Des menaces qui vont de simples déclarations à l’activation de foyers de tensions et d’affrontements sur divers fronts pour brouiller les cartes.

 

L’escalade des tensions

 

Il ne fait aucun doute, par ailleurs, que cette montée en puissance de l’Iran a suscité des craintes, non seulement chez ses ennemis (Etats-Unis et Israël), mais également chez ses voisins arabes. Cela est lié à la faiblesse politique et militaire de ces derniers (de l’Arabie saoudite à Bahreïn) d’un côté, et à la question sunnite-chiite qui joue un rôle dans l’exacerbation des tensions arabes avec l'Iran, de l’autre. Et même si Téhéran cherche à faire oublier cet aspect de son idéologie étatique et révolutionnaire chiite (les chiites ne représentent qu’une minorité dans le monde arabe et musulman – environ 15 %) en mettant notamment l'accent sur son soutien à la lutte des Palestiniens contre l’occupation israélienne, il ne parvient pas à échapper à l’anti-chiisme montant dans toute la région.
 
A l’origine de cela, le conservatisme de certaines tendances sunnites (telles que le wahhabisme, historiquement anti-chiite) et le conflit ouvert en Irak après la chute de Saddam Hussein en 2003 qui a renforcé le poids politique des alliés chiites de l’Iran. En 2008, le conflit sur la scène libanaise opposant le Hezbollah allié de Téhéran au Mouvement du Futur de Hariri allié de Riyad a matérialisé davantage cette friction sunnite-chiite.
 
Par conséquent, plus d’un officiel et observateur arabes ont évoqué ces dernières années le «danger» de l’ambition iranienne à former un croissant (qualifié de « chiite ») qui s’étendrait de Téhéran jusqu’à Damas et Beyrouth en passant par Bagdad. Téhéran y gagnerait un poids géostratégique et économique important et mettrait plusieurs Etats sous pression directe.
 
En 2009, l’Iran a été accusé d’avoir rajouté à son actif un autre foyer qu'est le Yémen, en bénéficiant de la fragilité de l’Etat et des conflits tribaux en son sein pour soutenir ceux que l’on connaît sous le nom de Hawthis. Ces derniers ont affronté l’armée yéménite dans le nord du pays, et ont combattu également les troupes saoudiennes dans une zone non loin des champs pétroliers et du détroit stratégique de Bab el-Mandeb entre la corne de l’Afrique et l’Asie. 
 
Paradoxalement, cette progression menaçante de l'Iran pour plusieurs régimes de la région est devenue elle-même une limite à son expansion. Cela a même mis un terme à de nombreuses tentatives d'États à maintenir un lien, même distant, avec Téhéran. Pour l’Arabie saoudite en particulier. Elle a de plus répandu le sentiment d’une «velléité d'hégémonie persane chiite sur les terres des Arabes sunnites» (un sentiment qui court même dans des régions éloignées du Golfe, de l'Egypte au Maroc, et qui est renforcé par des campagnes médiatiques et politiques actives).
 
Puis vint le printemps arabe, au cours duquel le soulèvement de l’opposition majoritairement chiite à Bahreïn en février 2011 a directement été attribué à Téhéran, accusé par Manama de vouloir renverser le régime et prendre le contrôle de l'île. La riposte ne s’est pas fait attendre puisque Manama a fait appel au «bouclier de la péninsule» (force armée dirigée par l’Arabie saoudite) pour soutenir ses forces, réprimer les opposants et interdire leurs sit-in, pourtant pacifiques (voir notre article sur Bahreïn).
 
Sur un autre front, le soutien politique au régime de Damas contre la révolution du peuple syrien et le rôle actif de l’Iran depuis mars 2011 (fourniture d’équipement militaire, de matériel d’espionnage informatique et d’aide financière) dans la poursuite de la répression ont renforcé le sentiment anti-iranien dans plusieurs milieux arabes.
 
Aujourd’hui, les menaces de Téhéran de fermer le détroit d'Ormuz ne font que compliquer encore plus la donne. L'Arabie saoudite y voit une menace économique directe, et craint une tension dans ses provinces est où vivent les saoudiens chiites marginalisés politiquement et socialement depuis des décennies.  Elle envisage d’augmenter sa production pétrolière si les marchés venaient à être affectés par la menace iranienne, tout en pariant sur la capacité de dissuasion de Washington sur Téhéran...
 
On peut par conséquent classifier la perception de la majorité des gouvernements arabes et de plusieurs forces politiques (nationalistes et islamistes sunnites) vis-à-vis de la politique de l’Iran comme suit :
 
– Elle constitue une source de tensions sectaires.
 
– Elle réactive la question du nationalisme (arabe, persan) qui se chevauche souvent avec la précédente. Ce n’est pas un hasard si les Iraniens sont qualifiés aujourd’hui par certains gouvernements et mouvements politiques arabes de «safawites» (la dynastie qui a conduit les Iraniens du sunnisme au chiisme en 1501 après J.-C.). L’empire safawite fut le dernier empire perse à s’étendre sur des terres arabes (l’Irak et Bahreïn en particulier).
 
– Elle incarne également la peur puisque les Arabes du Golfe se trouvent souvent en situation de demander de l’aide et du soutien, en particulier de l'Occident.
 
L’Iran, quant à lui, attribue l’hostilité et la méfiance de cette majorité de gouvernements (surtout du Golfe) à son égard à un ralliement pur et simple de ces derniers à la position des Etats-Unis. En tant que «relais de la politique impérialiste» dans le Moyen-Orient, leur parti pris contre l’Iran est, selon Téhéran, forcément similaire à celui de Washington.

 

Sanctions et pressions occidentales contre Téhéran

 

Bien que le régime iranien soit parvenu à absorber sa crise interne après juin 2009, à la suite d'élections présidentielles contestées, étouffer les mouvements de protestation qui s'ensuivirent et maîtriser (temporairement) les fissures à l’intérieur de «l’establishment» au pouvoir, il a cependant de ce fait privé ses défenseurs occidentaux d’une partie de leur capacité à instaurer un dialogue avec lui face aux partisans de l'escalade, convaincus de l’impossibilité de parvenir à des résultats par la diplomatie.
 
La pression sur la république islamique est à la hausse depuis 2010, si l’on examine ses acteurs de toutes parts. Le début de l'escalade des sanctions internationales était à l'initiative des États-Unis et de l’Union européenne, après l'échec de la tentative turque et brésilienne pour trouver une solution internationalement acceptable sur la question de l'enrichissement de l’uranium. Puis il y a eu une pression américaine sur les Emirats arabes unis pour contrôler le mouvement important de contrebande entre Dubaï et les ports iraniens. Des officiels américains se sont ensuite rendus en Indonésie et Malaisie, les exhortant à respecter les sanctions (tous deux étant d’importants partenaires économiques de Téhéran, n'ayant pas auparavant entériné les mesures américaines).
 
Les effets économiques de ces sanctions se font ressentir. Les prix de plusieurs denrées en Iran augmentent, les transactions financières deviennent extrêmement difficiles, des entreprises ferment et peu de sociétés signent de nouveaux contrats pétroliers. Cela pourrait sur la durée considérablement affaiblir la poussée politique iranienne, qui a déjà atteint ses limites et n'est plus en mesure de faire main basse sur d’autres enjeux à son profit.
 
Par conséquent, les perspectives d'affrontement Iran-Etats-Unis dans le Golfe reposent sur la modulation des sanctions pour modifier les positions de Téhéran, sachant que les menaces iraniennes contre les troupes américaines en Iraq n’opèrent plus suite au retrait de ces troupes en décembre 2011.
 
La pression israélienne vers une guerre est, par ailleurs, constante (même si parfois hésitante) arguant d'une part du risque nucléaire et s'appuyant d'autre part sur la relation établie entre la frappe de l’Iran et l’isolement du Hezbollah et Hamas. Des cyber-attaques contre l’agence nucléaire iranienne et des assassinats de scientifiques iraniens ont déjà eu lieu en 2011. Téhéran accuse le Mossad et la CIA de les avoir orchestrés.
 
Il est toutefois clair aujourd’hui que rien n’est décidé. L'administration Obama ne semble pas – comme en témoignent les rapports et la presse américaine – enthousiaste pour une guerre. La crise économique et l’échéance électorale de novembre prochain ne sont pas des éléments encourageants non plus. Le risque d'une confrontation totale dans la région nécessite la prise en compte de considérations complexes avec des conséquences loin d’être évidentes.
 

Cette politique régionale de l’Iran incite à l’interrogation sur les motivations réelles de son régime. L’idéologie joue un rôle certain, surtout depuis la venue de Ahmadinejad au pouvoir et la montée du rôle des gardes révolutionnaires. Une idéologie religieuse qui mise sur l’exportation du concept révolutionnaire iranien et sur la fidélité des chiites au «Waliyy Al-faqih» (Khameni, successeur de Khomeini) en tant que leader suprême de la révolution.
 
Les ambitions géostratégiques existent également. S’imposer en force dans une région tumultueuse requiert de la puissance et les Iraniens estiment depuis une décennie que le moment est opportun. A cela s’ajoute, la fierté nationale, considérant le nucléaire comme un domaine où les Iraniens ont toute leur place (comme Israël, l’Inde et le Pakistan). A cet effet, il leur faut des «cartes» à jouer et des alliés pour protéger leur programme et sites, d’autant qu’il est une source d’inquiétude non seulement pour Israël (et les Etats-Unis), mais aussi pour l'Arabie saoudite, l'Egypte et probablement la Turquie (autre acteur non arabe très actif et présent dans la région).
 
Si l’Iran semble jusqu’à présent hermétique aux menaces et pressions, c’est aussi qu’il tient probablement le pari qu’aucune puissance occidentale ne pourrait prendre le risque de s’enliser de nouveau dans une poudrière moyen-orientale prête à s’embraser.



 
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