Dans des sociétés conservatrices, le contrôle de la liberté des femmes est toujours passé par celui de leur corps. Ce dernier, couvert, caché, vierge, fécondable et entravé fait l’objet de toutes les interdictions et toutes les obsessions. Il symbolise à la fois l’honneur de la famille mais aussi une source de tentation et de discorde (fitna).
C’est précisément pour questionner et défier cette obsession que des femmes de plusieurs pays arabes ont décidé de bousculer l’ordre établi en mettant la question du corps au cœur du débat. Elles veulent signifier à la société patriarcale que la révolution a bien lieu et qu’elle ne se fera pas sans elles.
L’Egypte : Défis à travers le corps
Tout a commencé en Egypte avec l’éclatement du scandale des tests de virginité pratiqués par les militaires sur les manifestantes arrêtées. Cette pratique inconnue jusque-là, et tue par de nombreuses femmes qui craignaient la vindicte familiale et sociale, a été dénoncée par Samira Ibrahim comme une volonté délibérée de l’armée d’humilier les manifestantes. Elle a porté plainte contre les militaires et a gagné son procès.
Un autre acte d’humiliation a eu lieu cette fois sous l’œil des caméras du monde entier et concerne une manifestante voilée, battue et trainée par les forces de l’ordre et dont les vêtements ont été arrachés dévoilant son soutient gorge bleu.
Cet évènement a scandalisé l’opinion et provoqué des réactions politiques, culturelles et artistiques. La violence qu’il a exprimée révèle un acharnement contre la femme dans son rôle citoyen et politique. La dénuder est ainsi un acte qui vise en plus de l’humilier, à lui notifier une opposition à sa liberté, à son mouvement dans l’espace. Le fait qu’elle soit voilée donne une dimension encore plus symbolique à cette agression puisque désormais aucune femme n’est épargnée par le harcèlement.
Le passage à l’acte de dénonciation de Samira Ibrahim et la violence que les femmes ont subie ont impulsé en Egypte et ailleurs dans le monde arabe une dynamique d’utilisation du corps comme un lieu de revendication de la liberté, de la dignité et de la souveraineté. Depuis, la question du harcèlement sexuel fait couler beaucoup d’encre et les campagnes de mobilisation contre ce fléau ne cessent de grossir. (Voir Harrass Map dans notre article "Le printemps arabe est aussi un printemps des femmes"). Une manifestation de femmes arborant un soutien-gorge bleu comme bannière a eu lieu à Beyrouth.
Une autre égyptienne, Alia Al-Mahdi, a défrayé la chronique en publiant dans son blog unephotographie d’elle posant nue. Cette transgression impensable a soulevé une vague d’indignation et de colère dans la blogosphère y compris dans les milieux les plus progressistes, qui s’étaient mobilisés pour Samira Ibrahim et contre la violence. Leur malaise était d’autant plus important que le message porté par cette photo les exhortait à repenser la révolution en tant que quête de liberté absolue, inconditionnelle. Certains ont considéré que cette publication était excessive et relevait davantage de l’exhibitionnisme et de la provocation que de l’acte subversif.
Toujours est-il qu’Alia Al-Mahdi a marqué les esprits et a suscité une vague de sympathie dans le monde entier. Ainsi, pour marquer leur soutien à Alia, un groupe de féministes iraniennes a conçu et médiatisé un calendrier à partir de photographies de femmes nues. Elles entendaient par-là envoyer un double message de solidarité envers les femmes en général et celles de leur pays en particulier (vidéo de promotion du calendrier ci-dessous).
D’autres initiatives individuelles ont également eu lieu et ont contribué au renforcement de ce mouvement d’affirmation du corps féminin. Deux actrices tunisienne et iranienne ont posé pour des magazines en dévoilant certaines parties de leur corps. Cette posture, loin d’être anecdotique, est clairement devenue une forme de revendication d’une liberté trop longtemps étouffée.
Syrie : La liberté contre le despotisme, la torture et les massacres
En Syrie, dans cette révolution extraordinaire et hélas sanglante, le corps s’est transformé en support artistique d’une position politique. Les femmes ont décidé d’opposer aux photos de cadavres mutilés, aux histoires de viols et de torture, celles portant des messages de liberté.
Une demande de reconquête d’une indépendance individuelle mais aussi collective est manifestement exprimée. Le corps est le messager (esthétique) d’une résistance politique et éthique. La photo de Lobna Awidat en est une parfaite illustration.
Tout comme pour l’Egypte, bien que ces photos aient été loin de faire l’unanimité, elles ont ouvert un débat de fond entre ceux qui ont manifesté leur soutien à cette forme d’expression et ceux qui la considèrent comme contre-productive.
Par ailleurs, et au-delà du message de la réappropriation du corps, la nudité exprime la volonté pacifiste de mener un combat d’idées. Un corps dénudé signifie qu’il ne porte pour seule arme que le message qu’il transmet. Beaucoup d’hommes ont également adopté cette démarche soit durant les manifestations où on a pu les apercevoir torse nu face aux chars soit dans des photographies circulant sur le net.
Espace virtuel et corps
C’est surtout grâce à l’espace virtuel que ce processus de redéfinition d’une nouvelle identité à travers le corps a été possible. Nous sommes devant une représentation affranchie de si. Exempt de censure et de censeurs, l’espace virtuel est le lieu d’exercice de la citoyenneté par excellence. Le corps détient la possibilité de s’y montrer sans entraves et le citoyen est libre de le contempler ou pas. Entre l’espace public extrêmement codifié et liberticide et l’espace virtuel où tout devient réalisable, un grand pas a été franchi.
Le corps en tant que territoire de combat, de conquête ou de libération devient un redoutable enjeu dans les révolutions. Des femmes se réapproprient cet espace confisqué pour faire barrage à la violence et à ses auteurs. Mêmes si ces femmes constituent une petite minorité dans le monde arabe, la portée de leurs actions indique que quelque chose d’irréversible et d’impossible à contenir s’est produit.
Dans ce moment crucial de leur histoire, ces femmes ont conscience de ce qui se joue en termes de mutations et d’opportunités de revendiquer leurs droits y compris, celui fondamental d’être libres de disposer de leur corps et leurs mouvements. Elles demeurent parmi les remparts importants contre la montée du conservatisme social et de l’intégrisme religieux. En brandissant le slogan « mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne », la dimension politique du corps dénudé a pris le pas sur sa dimension érotique.
Les femmes ont remis à l’ordre du jour, la conviction féministe universelle que plus que jamais, le « personnel est politique ». |