Le régime Assad a toujours prétexté faire face à des complots et des agressions. Il n’a eu de cesse d’alimenter pour son compte ce fantasme afin de se rallier un public qui en est friand et à l’affût de la moindre manifestation qui nourrit un imaginaire peuplé de suspicion. Seulement, quand face à un soulèvement populaire réclamant des libertés, la réponse se solde par une répression féroce et sans appel (plus de 4000 morts, des dizaines de milliers de blessés, de refugiés, de disparus et de prisonniers souvent torturés), l’utilisation d’un tel argument frise le ridicule. Qu’en est-il de cette théorie du complot que le régime agite à tous vents ? Que disent les faits ?
Complots impérialistes ?
Depuis le 16 novembre 1970, à la suite du coup d’Etat qui a permis à Hafez Assad – alors ministre de la défense – de confisquer le pouvoir en Syrie, « l'exception syrienne » a souvent été évoquée sur le plan de la politique étrangère du régime. Cette exception faisant référence à sa ligne constante – « refus et résistance aux Etats-Unis et à Israël » – transforme toute critique adressée au régime en une « conspiration impérialiste ».
Or l’examen de la politique extérieure de ce régime dit tout le contraire. Pendant des décennies, on constate qu’il ne demandait en réalité qu'à intégrer «l’impérialisme mondial», sans jamais se confronter directement à Israël. Quelques exemples à titre d’illustration :
– A partir du 31 mai 1974, date du cessez-le-feu au Golan, le régime de Damas n'a jamais franchi la moindre ligne rouge dans le conflit avec Israël. Il s’est arrangé quinze ans plus tard pour appuyer le Hezbollah et le Hamas afin d’éloigner le front de son territoire et le garder actif au Liban et en Palestine. Ce qui lui a permis de conforter à la fois sa rhétorique mais aussi de sécuriser ses « deals » au niveau régional.
– En 1975, le régime a négocié avec Israël (via le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger) pour envahir le Liban, affaiblir la gauche libanaise mais surtout l’OLP et Yasser Arafat. Les limites du déploiement de ses troupes, au nord de la rivière Awwali du Sud-Liban, de même que le nombre d’unités dépêchées ont été déterminés avec l’aval de Tel-Aviv (voir le livre de Yaïr Evron, War and Intervention in Lebanon: The Israeli-Syrian Deterrence Dialogue, The Johns Hopkins University Press, 1987. Le livre présente les négociations et révèle les messages transmis par Kissinger).
– En 1976, en 1982, 1983, puis entre 1985 et 1989, l’armée syrienne et les milices libanaises pro-syriennes ont mené des opérations militaires d’envergure contre les camps de réfugiés palestiniens au Liban (à Beyrouth, Tripoli, et à Sidon et Tyr). Le contrôle de la « carte palestinienne » était destiné à renforcer la position régionale de Damas dans les négociations de paix en cours de préparation.
Complots régionaux ?
Dans l’échiquier politique régional, le régime Assad a toujours su tirer bénéfice des contradictions arabes et des changements dans les alliances pour consolider ses politiques et son discours « idéologique ».
– Dans les années 1970 et 80, il a profité de l'isolement du Caire après les accords de Camp David, de la guerre de Saddam Hussein contre l'Iran (qui a affaibli l'influence irakienne) et de la guerre civile au Liban pour s’imposer comme acteur régional. Ainsi investi dans ce rôle extérieur, il n’a pas hésité à exercer une répression sanglante à l’intérieur contre ceux qui contestaient sa légitimité.
– En 1989 et 1990, l’invasion irakienne du Koweït et la première guerre du Golfe ont été providentielles pour sauver le régime confronté alors à une grave crise économique. En participant à l'opération «Tempête du désert» sous la direction des Américains, il a bénéficié d'aides substantielles de la part des pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite, et a pu renouveler son mandat sur le Liban d’après guerre civile. A partir de 1992, le régime de Damas a exporté des centaines de milliers d'ouvriers vers le Liban pour participer aux chantiers de reconstruction à Beyrouth, réduisant du même coup le poids du chômage interne.
– Dans les années 1990, tout en maintenant son alliance stratégique avec l’Iran, le régime s’est rapproché de l’Egypte de Moubarak et de l’Arabie saoudite du roi Fahd (ce qu’on appelait l’axe Le Caire-Damas-Riyad). Ce positionnement à cheval entre les alliés des Etats-Unis et la république islamique lui offrait la possibilité de disposer de plusieurs atouts au moment où il entamait les négociations avec les Israéliens. On voit bien que ces manœuvres politiques étaient en totale contradiction avec son discours « anti-impérialiste » dont il abreuvait qui voulait bien l’entendre. L’historien syrien Farouk Mardam Bey notait à juste titre en mai dernier que « Hafez Assad avait établi un partenariat avec l'Amérique, le Golfe et l'Iran en contrepartie du renforcement de la légitimité de son pouvoir et d'une mainmise sur les affaires libanaises ». Son héritier et fils Bachar s’est inscrit dans le droit fil de cette politique depuis l’été 2000.
La guerre de l’administration Bush en Irak en 2003, les divisions inter-palestiniennes (entre l’autorité – affaiblie après la mort de Arafat – et Hamas), les tensions politiques et confessionnelles au Liban, la déroute politique du Caire et de Riyad et l’alliance privilégiée avec Téhéran (alors en pleine montée en puissance) sont autant de facteurs qui ont permis au régime de continuer à se poser en acteur régional de taille. Les relations avec Paris et Washington se sont toutefois dégradées à la suite de l’attentat qui a ciblé l’ancien premier ministre libanais Rafiq Hariri en février 2005 et la vague d’assassinats qui s’ensuivit à Beyrouth. En revanche, en juillet 2008, son rapprochement avec le Qatar a favorisé la normalisation avec la France de Sarkozy, lui-même en rupture avec la politique de son prédécesseur Jacques Chirac vis-à-vis du régime syrien.
Dans la foulée, en 2009, Assad fils a bénéficié d’une médiation saoudienne pour se rapprocher de Washington qui a fini par réintégrer son ambassadeur à Damas.
Complot islamiste ?
En 2011, avec le printemps arabe, Bachar El-Assad avait annoncé que la Syrie serait une « exception ». Elle l’a été, en effet, par l’ampleur de la révolution du peuple syrien, son courage, sa créativité et sa détermination à en finir avec le régime. Elle a été également illustrée par la barbarie de la répression des services de renseignement et des forces de l’ordre de ce régime.
Cette fois, le recours à la théorie du « complot islamiste » et du « chaos à l’irakienne » était de circonstance. Semer cette peur et insinuer le doute en Syrie, mais aussi en Occident, était ainsi le meilleur moyen de rallier les minorités religieuses au régime et neutraliser les capitales arabes et européennes. Il en est de même pour Washington qui était inquiète pour la stabilité de la frontière syrienne avec son allié israélien. Si cette stratégie s’est avérée payante dans un premier temps, la consistance de la révolution et la médiatisation venant de l’intérieur du pays, faisant foi de la forte mobilisation pacifique réprimée dans le sang, ont obligé les pays occidentaux à sortir de leur mutisme. De plus, les opinions publiques arabes ont lourdement pesé sur leurs gouvernements. Ce qui a littéralement forcé la Ligue arabe à se positionner contre le régime après des mois d’hésitations ou de silence.
Il faut rappeler, en outre, que le régime syrien avait depuis longtemps encouragé l’islamisation de la société jusqu’à l’intégrisme. Burhan Ghalioun, Farouk Mardam Bey et Subhi Hadidi précisent que les Assad avaient opté dans leur stratégie pour contrer les Frères musulmans « de leur damer le pion sur le terrain de la religion ». Ils avaient par conséquent ouvert – à partir du milieu des années 1980 – des écoles coraniques (au nom de Hafez El-Assad) et décidé d’encourager le développement d’un islam salafiste non jihadiste. Sans parler des salafistes jihadistes qui étaient manipulés et exportés à plus d’une reprise au Liban et en Irak à partir de 2004 par les Moukhabarat.
Malgré cela, la révolution n’a à ce jour manifesté dans ses slogans et son discours « officiel » (exprimé par les comités de coordination locale, la commission générale de la révolution à l’intérieur, et le conseil national à l’extérieur) aucun signe d’islamisation ni d’intégrisme. La dimension citoyenne des revendications a largement pris le pas sur toutes les particularités et les appartenances diverses. L’existence du conservatisme religieux dans certains secteurs de la société (en particulier dans les zones rurales et tribales) et l’utilisation des mosquées comme lieu de rassemblement et de départ des manifestations (vu l’interdiction de toute réunion sur les places publiques) ne font certainement pas des manifestants une horde intégriste et menaçante.
Il faut faire preuve de naïveté politique ou d’une méconnaissance des faits pour croire à l’argument du « complot ourdi par la main de l’étranger » ou de « la menace islamiste » énoncé par un régime qui n’a tout au long de son existence fait l’économie d’aucune compromission avec ceux qu’il prétendait combattre. Ne lui importait que de se maintenir au pouvoir et perpétuer le règne du clan familial. Son autisme est là pour témoigner de sa mauvaise foi et de sa violence. C’est la raison pour laquelle, quelles que soient les circonstances, il reste aux yeux des défenseurs de la liberté, de la justice et de la démocratie définitivement indéfendable...
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