Alors qu’une délégation gouvernementale syrienne a quitté Doha sans apporter de réponses claires à l’initiative de la Ligue arabe (exigeant entre autre le retrait des chars de l’armée syrienne des villes, l’arrêt de la violence, la libération des détenus, et le début d’un dialogue entre le gouvernement et l’opposition en Egypte pour trouver des issues politiques à la crise et lancer un chantier de réformes), l’armée syrienne et les services de renseignement ont tué en 72 heures plus de 70 citoyens dans les villes et villages « rebelles». Concomitamment, le régime de Damas a orchestré durant ces quatre derniers jours des manifestations de soutien à son président. Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour Mediapart.fr
La répression en Syrie se veut de plus en plus violente pour montrer que rien ne peut stopper la machine du régime. Artillerie lourde, chars et hélicoptères sont de plus en plus utilisés contre les quartiers résidentiels des villes (surtout à Homs) et des opérations militaires de grande envergure sont lancées contre des régions où des soldats déserteurs (refusant de tirer sur leur peuple) ont trouvé refuge. De leur côté, les manifestants opposants ne se fatiguent pas. Loin de se démobiliser, ils défilent chaque jour pour défier le régime et dire leur détermination à le faire tomber et à en finir avec la famille Assad, au pouvoir depuis 1970.
Depuis peu, le régime syrien a recours à une autre stratégie pour accompagner (sans remplacer) sa répression et ses crimes : la contre-mobilisation dans les rues. Ainsi, à Damas, à Lattaquié et à Soueida, des dizaines de milliers de personnes se sont amassées dans les places publiques (interdites aux opposants) avec les portraits du président et des slogans de soutien à « sa politique de réforme ».
Comment ces manifestations sont-elles organisées ? Quelle culture politique reflètent-elles ? Quel sens leur attribuer et quel place occupent-elles dans la stratégie du régime du Baas ? L’écrivain et opposant syrien Yassine El-Hajj Saleh, vivant en Syrie dans la clandestinité depuis mars dernier, apporte dans un article que nous avons choisi de traduire, un éclairage intéressant sur ces questions, comme sur le culte des Moukhabarat (services de renseignement) et la complexité du système sécuritaire des Assad.
El-Hajj Saleh a fait des études en médecine. Une profession qu’il n’a jamais pu exercer puisqu’il a été prisonnier politique pendant près de quinze ans (entre 1983 à 1997) pour appartenance à un des partis de gauche (le parti démocrate du peuple, ancien parti communiste-bureau politique). Il est l’auteur d’un excellent livre sur la Syrie, Sourya min al-Zhil, Nazharat dakhil as-Sandouk al-Aswad – « La Syrie de l’ombre, regards à l’intérieur de la boîte noire » (2010).
De la biographie d’une société « minée » Un article de Yassine El-Hajj Saleh (paru dans Al-Hayat du 30 octobre 2011)
Depuis ses premiers jours, le régime des Assad a régné autant avec les «marches spontanées populaires», les festivals, la rhétorique, les slogans, les images, les affiches et les statues qu’avec les services secrets, la torture et les prisons.
Les marches se succèdent dans une symbolique transversale à tout l'appareil d'Etat, y compris les écoles, les universités, les ministères et l’armée. Le dispositif médiatique n’est rien d’autre que la partie visible de ce système symbolique. La télévision, la radio et les journaux syriens sont entièrement centralisés dans le «système », autour du président et des services secrets. Le gouvernement ainsi que les administrations peuvent parfois être critiqués, mais pas le régime. En effet, il était courant jusqu'à il y a peu que les jeunes journalistes des sites proches du pouvoir soient autorisés à critiquer« tous les politiques » jusqu’au… premier ministre.
La fonction générale de ce système apparatchik complexe et symbolique est « l'amour », ou la démonstration de l’amour du peuple à l’égard du président. Dans un langage moins sentimental il s’agit de la fabrication d'un consensus, ou du moins un semblant de consensus. Le régime n’ambitionne pas de gagner les cœurs des Syriens, mais il ne tolère aucune expression publique de ce qu’il y a vraiment dans leurs cœurs. Tel que l’a analysé Lisa Weden dans son ouvrage Ambiguities of Domination, les Syriens doivent se comporter« comme s’ils aimaient » leur président. Par ailleurs, la fonction de l’appareil sécuritaire est de faire en sorte d'éviter les fissures et veiller à préserver l'apparence du consensus. Cet appareil se pose en garant de la terreur dans la société syrienne, ou simplement en tueur légitime. Ainsi, la crédibilité de la répression nécessite l'assassinat de certains dissidents, la torture de la plupart d'entre eux et l’intimidation de tout le monde.
De plus, les Moukhabarat incarnent une structure qui n’est pas seulement limitée aux services de sécurité, connus et inconnus. A ceux-là, s’ajoutent la dimension sécuritaire intrinsèque au parti Baas, aux «organisations populaires», aux syndicats, aux écoles, aux universités et à l’armée, ainsi que le travail des informateurs et des «rédacteurs de rapports» postés partout. Si des élèves de huitième année dans une école venaient à scander « le peuple veut la chute du régime ! », le directeur de l'école s’empresserait de les réprimander et prendrait automatiquement contact avec les services de renseignement. Si l'on inclut, donc, dans le calcul tous ceux qui ont une fonction sécuritaire à la fois au sein du parti, de l’Etat et de la société, il y a de grandes chances d’atteindre un nombre à six chiffres.
Les portraits, les statues et la surveillance de la société
Ce système sécuritaire de même que sa dimension symbolique constituent un réseau de loyauté considérable qui ne laisse aucun champ en dehors de son contrôle. Il n'y a pas un lieu en Syrie où l’on ne tombe sur les portraits du président et les statues de son père suggérant un regard et un contrôle permanent. Ce qui distingue les centres et bureaux des services de sécurité est l'abondance de photos du président et de ses statues dans les bureaux luxueux d'une part, et l'abondance des détenus et de la pratique de la torture d’autre part. Le résultat de cette infiltration systémique de la société est un minage total qui peut la menacer de destruction tout entière si elle désire un changement, même si de toute façon elle meurt quand même à petit feu si elle ne change pas.
C’est précisément cette structure qui marque la différence entre le régime syrien et les autres régimes arabes. Si nous ajoutons à cela la composante socioculturelle de la société syrienne et les manipulations chroniques des différences religieuses et sectaires dans la population, il apparaît clairement que le régime syrien est une exception parmi tous les régimes. C’est ce que confirme fatalement l’évolution sanglante et persistante de la révolution syrienne.
Révolution, propagande et « spontanéité »
Depuis le début de la révolution syrienne (il y a huit mois déjà), le régime s’est appuyé sur ce système. Les médias syriens ont été mobilisés pour diffuser des versions qui minimisent à la fois l’ampleur de la contestation et le nombre de manifestants afin de donner une impression de normalité dans le pays. Les manifestants sont qualifiés de gangs armés et de groupes terroristes pour obtenir une adhésion et un consensus dans la pratique de la répression à grande échelle. Parallèlement à cela, le régime a bien pris soin d’organiser des soi-disant « manifestations spontanées » qui le soutiennent pour afficher l’adhésion populaire. La spontanéité est un produit fabriqué de longue date dans la Syrie des Assad. Les Syriens savent pertinemment que tous les élèves, les étudiants, le personnel des ministères et de nombreux travailleurs dans le secteur privé ne peuvent se permettre de ne pas participer à des marches «sous l’égide de la responsabilité». D’ailleurs, un document publié sur Facebook a révélé les instructions données, demandant aux employés de participer aux marches de loyauté envers le président. Cela ne signifie en rien que le régime ne dispose pas d’un noyau de loyalistes, mais ces derniers ne disposent ni de la cohésion nécessaire ni du sens de l’initiative pour envisager un quelconque mouvement.
Les contre-manifestations déployées par le régime n’ont en rien freiné son entreprise continue d’assassinat des opposants. Elles n’ont pas non plus signifié un face-à-face transparent des deux rapports de force. Bien au contraire, ces « marches populaires » n’ont constitué qu’une caution supplémentaire pour plus de répression et de sang. Pendant que les marches des partisans portant les portraits du président vers les principales places des villes se déroulent dans le chant et la danse, une traque sans merci aux opposants est opérée dans les rues avoisinantes et les banlieues. Par conséquent, il n’est pas exagéré d’affirmer que ces marches «spontanées» ne sont rien d’autre qu’une continuation de la mise à mort délibérée par d’autres moyens. L’acteur politique principal est le régime et son objectif est de manipuler pour tuer.
En tout état de cause, comment expliquer que les marches des partisans du régime ne soient jamais la cible des « gangs armés » et des« groupes terroristes » et que ces derniers s’en prennent exclusivement aux manifestations des opposants ? Le paradoxe se résout de lui-même quand on sait que les marches partisanes et le meurtre sont deux visages d’une même politique avec un commanditaire unique.
Vers un musée de l’histoire politique contemporaine !
La révolution est bien consciente de la dimension indissociable de ces deux visages/structures du régime. Les manifestants de la révolution, quant à eux, n’ont ciblé jusqu’à présent que les portraits, statues et icônes de ce régime. Et même si la majorité de la population éprouve la pire aversion pour les services de renseignement, aucun de ses sièges n’a jamais été pris pour cible. Cela dit, il se pourrait qu’ils soient inévitablement les premiers symboles attaqués au premier signe d’effondrement du régime.
L'efficacité de la révolution se mesurera en fonction de la disparition du régime dans sa dimension répressive et symbolique. C’est la condition requise pour libérer la Syrie du minage dont elle fait l’objet et qui risque à tout moment d’exploser... La révolution totale est donc la seule issue à ce destin fatal.
Par ailleurs, la révolution ferait preuve de sa maturité si elle venait plus tard à ouvrir un musée de l’histoire politique contemporaine syrienne, pour exposer dans une de ses galeries une série de statues, d'images, de portraits, de bannières, de logos, de chansons d'amour et de films des marches à la gloire du « guide ». L'histoire politique de la Syrie, en particulier celle de l’ère Assad, ne pourrait être comprise sans la prise en compte de tous ces aspects. Peut-être que le «palais du peuple» (le palais présidentiel) isolé de la ville de Damas et élevé au sens littéral du terme pourrait être ce musée. Ce serait une occasion pour les Syriens de découvrir ce qui se cache au-delà des murs de ce lieu majestueux. Le peuple veut voir ce qu’il y a dans ce palais… du peuple ! (slogan)
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