Après avoir survécu, le 3 juin 2011 à une tentative d’assassinat dont les circonstances demeurent encore non élucidées, et après avoir séjourné pendant plus de trois mois en Arabie Saoudite pour son traitement et sa convalescence, Ali Abdallah Saleh (au pouvoir depuis 1978) est rentré à Sanaa. Toutes les tentatives pour l’inciter à passer la main à un conseil national ou même à son vice-président Abd Rabou Mansour Hadi pour mener la transition ont été infructueuses.
L'opposition, qui comme lui a refusé les solutions proposées par les médiateurs, n’a pas su, par ailleurs, profiter de son absence pour faire de son départ un fait accompli. Alors qu’elle semblait détenir un bon nombre d’atouts (grande capacité de mobilisation, constitution d’un large front politique, lâchage de Saleh par les tribus majeures, division de l’armée et faiblesse du vice-président), elle a cependant été incapable de réaliser des avancées politiques. Cela tient probablement à trois raisons principales :
- Le manque de clarté quant au niveau de concessions pouvant être accepté par les opposants. Ceci s’est traduit par des positions parfois divergentes concernant les caractéristiques de la transition et ses acteurs, les garanties d’immunité que Saleh exigeait (pour lui, sa famille et ses cercles de proches), le processus de destitution du président et les délais pour organiser de nouvelles élections.
- L'absence d’un leadership capable de gagner à la fois le soutien du public jeune qui s’est révolté, des partis politiques de l’opposition et des formations tribales, tout en présentant une alternative crédible et radicale à Saleh.
Ni le sheikh Hamid al-Ahmar (un des grands chefs de la confédération tribale de Hached et un des dirigeants du Rassemblement national pour la Réforme – parti islamique issu de la mouvance des Frères musulmans), ni le général major Ali Mohsen (l'officier de plus haut rang qui avait rejoint les rangs de la révolution en déployant des troupes pour protéger les manifestants sur la place Taghyir dans la capitale Sanaa) ne représentent une alternative acceptable pour toutes les parties à l'échelle interne et externe. Le second était un des piliers du régime et a soutenu Saleh jusqu’en mars 2011.
Quant aux dirigeants du parti socialiste yéménite, ils ne peuvent constituer un pôle attrayant pour les forces d'opposition en raison de différends, d’expériences passées et de connotations régionales (notamment sudistes). Le temps écoulé n’a pas permis l’émergence de nouvelles élites, issues du mouvement de contestation et capables de créer le consensus et une certaine légitimité. Tout ceci a donné le sentiment aux médiateurs et à certaines forces encore «hésitantes» de l’intérieur que «le remplaçant de Saleh n’existait pas encore».
- La troisième raison est en rapport direct avec les structures tribales de la société yéménite et l'instabilité des alliances. Certaines d’entre elles (en particulier celles qui ont un ancrage plus territorial) s’allient au plus offrant en termes de ressources, étant donné l’extrême pauvreté de la population. Cette vulnérabilité profite au régime qui, à coups de chantage et autres pressions, s’assure de leur soutien en échange de quelques privilèges. Saleh s’est avéré être un expert dans ce jeux de relations. Il sait tantôt se les rallier, tantôt les neutraliser, les diviser ou même les mettre à l’écart. Par ailleurs, il a su tirer bénéfice de la tentative d'assassinat qui l’a visé, puisqu’elle a été perçue par beaucoup de chefs tribaux comme une violation de la tradition (ou du code de l’honneur traditionnel). Ces chefs semblent, à la suite de cela, et avec son retour qui résonne comme un soutien saoudien, reconsidérer leur éventuel basculement du côté de l’opposition.
Pression de la rue
Par conséquent, le Yémen se trouve pris en étau entre une situation de stagnation politique et une escalade graduelle des tensions et des affrontements entre les forces militaires et les miliciens fidèles à Saleh d’un côté, et les forces dissidentes et les manifestants pacifiques mobilisés (par centaines de milliers) de l’autre. Toutefois, on note jusqu’à présent une grande retenue quant à l’utilisation des armes quand on sait l’important niveau d’armement des habitants dans le pays. Cette situation extrêmement fragile ne peut durer si la perspective d'un règlement véritable reste bloquée. Si Saleh refuse de démissionner, il crée une véritable impasse, d’autant plus que les deux principaux médiateurs − l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis − semblent incapables de faire évoluer les choses, ou pour le moins préoccupés par certains aspects sécuritaires plutôt que politiques.
Pour l'Arabie, méfiante de ce printemps arabe par crainte d’être elle-même touchée et prise par les processus de la succession, le dossier du Yémen est géré par différents cercles au sein du pouvoir. Ce qui explique probablement la liberté de mouvement et le retour au Yémen de Saleh, alors que l’on évoquait une décision de le garder dans le royaume jusqu'à ce qu'une issue soit trouvée. Or le souci principal, commun à tous, est de préserver la sécurité à la frontière saoudienne avec le Yémen et d'empêcher toute infiltration ou propagation des troubles ou des contestations dans la région.
Les Etats-Unis, pour leur part, surveillent de près Al-Qaïda avec une crainte de voir l’instabilité s’installer dans cette région vitale à l'entrée de la mer Rouge, face à la Somalie et à la Corne de l'Afrique. Ils s’intéressent donc moins au changement politique à Sanaa qu’aux conséquences sécuritaires d’un tel changement. La récente liquidation du responsable d’Al-Qaïda, le cheikh Awlaki, en est l’illustration.
Par ailleurs, des initiatives des forces de l'opposition continuent d’avoir lieu. Elles veulent afficher la taille des forces populaires qui cherchent à renverser le président et son régime, et continuer à exercer sur lui une pression dans la rue. Elles cherchent également à envoyer un message clair à Riyad et à Washington. La coalition des jeunes de la révolution l’a ainsi formulé: «Dorénavant, au Yémen, il n’y a plus de place pour celui qui a gouverné durant des décennies et qui a lamentablement échoué à plusieurs niveaux. Il n’y a plus de place pour celui qui a tué des centaines de manifestants et manifestantes durant les six derniers mois.»
La course est donc engagée entre la pression d’un public encore pacifique et les perspectives d’une guerre civile. Le Yémen est entré dans une zone de turbulences qui risque fort de transformer son printemps en une révolution amère.
Ce vendredi, les manifestants au Yémen et en Syrie ont unifié leurs slogans. Ils ont nommé la journée de mobilisation «journée de soutien à notre Yémen et à notre Syrie». Dans la vidéo ci-dessous, à Sanaa, les manifestants scandent: «Liberté, liberté, pour le Yémen et la Syrie!»
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