A l'heure où la barbarie du régime Assad s'exprime dans toute sa violence (plus de 1600 morts et de 10.000 blessés), malgré les arrestations et la torture (plus de 14.000 personnes) et l'exode de populations de plusieurs villages au nord du pays (autour de 12.000 vers la Turquie et 4.000 vers le Liban), le peuple syrien fait preuve d'une endurance exceptionnelle. La mobilisation, en plus de s'amplifier, prend du corps et libère de la créativité, notamment sur le registre de l'humour, qui l'inscrit incontestablement du côté de la vie.
Dans son analyse du fonctionnement de la dictature en Syrie, Lisa Wedeen (auteur de Ambiguities of domination: politics, rhetoric and symbols in contemporary Syria, University of Chicago, 1999) centre son travail sur le phénomène du «culte d'Assad». Elle considère que le but de ce culte n'est pas tant la croyance en sa personne, ni même l'engagement affectif des citoyens à son égard, mais plutôt la définition de la forme et du contenu de l'obéissance civile.
En plus des armes et de la torture, le culte d'Assad a pour but d'assujettir les citoyens et de leur imposer une conduite qui les obligerait à agir «comme» s'ils adoraient leur leader (c'est ce qu'elle appelle la politique du « acting as if ») (Voir aussi dans la rubrique Prolonger un conte sur le domptage des citoyens.) Dès l'instant où, dans la sphère privée, ils usent de l'humour, la caricature et l'ironie face à la télévision transmettant les images du « président adulé », ils renforcent paradoxalement l'emprise de son culte car, précisément, ils n'y croient pas mais ils « font comme si » une fois dans la sphère publique.
Pour mieux expliquer cela, Wedeen cite le philosophe Slavoj Zizek: «Même si les gens ont réussi à aménager un espace pour l'humour, même s'ils montrent qu'ils ne prennent pas au sérieux leur attitude, ils n'en restent pas moins obéissants, et l'obéissance est ce qui importe politiquement.»
A ce stade, l'humour utilisé reste confiné dans le privé – le « clandestin ». Il est avant tout un mécanisme de défense psychique et remplit de ce fait une fonction cathartique d'évacuation de la frustration. C'est un exutoire qui permet dans le même temps de prendre du recul face au vécu et à l'absurde comédie jouée par le système. Il se décline de différentes manières qui incluent l'ironie, la dérision et l'autodérision. Il s'agit d'un humour noir puisqu'il n'est pas relié à la joie mais cherche à faire rire, plutôt que de pleurer, et relie par l'esprit une communauté qui s'inscrit du côté de la vie plutôt que de celui de la mort.
Depuis mars 2011, date du début de la révolution en Syrie, cette culture humoristique longtemps contenue a été propulsée dans la sphère publique.
Du coup, en plus de sa fonction cathartique, l'humour a pris une dimension politique qui s'est surajoutée aux discours idéologiques et pratiques militantes classiques. Cette évolution s'est faite crescendo puisque, dans un premier temps, ce qui était par le passé un mécanisme de défense s'est progressivement transformé en une machine à booster le courage des manifestants en démystifiant le culte d'Assad (père et fils). Paradoxalement, plus la machine répressive s'est intensifiée, plus la créativité et la subtilité de l'humour sont montées en puissance.
Atténuer l'intensité de l'horreur
L'humour sert de filtre pour atténuer l'intensité de l'horreur, mais il est aussi un formidable instrument de déstabilisation du régime et de la personne du despote de par son côté sidérant. Plus la sidération est grande, plus la fébrilité du régime est palpable. Différentes stratégies humoristiques adressées au régime se sont mises en place à cet effet, quelques exemples :
Le jeu de mots : reprendre certains discours et les tourner en dérision, que ce soit sur leur contenu ou en effectuant des doublages hilarants qui contrastent avec l'expression austère de l'orateur. Le discours d'Assad, vide politiquement, est reconstruit avec ironie (racontant des évidences ou des mensonges):
La caricature : l'exagération des traits d'un personnage ou d'une situation pour en montrer la laideur et produire un effet comique. Sur ce registre, les Syriens s'amusent beaucoup du défaut de langue de Bashar et lui renvoient une image ridicule voire ironiquement compatissante, puisqu'il doit choisir certains mots et pas d'autres dans ses discours. Ils lui disent (dans un humour pour le moins caustique et décapant) qu'ils comprennent pourquoi il a utilisé le mot « microbes » (jarathim) pour les qualifier puisqu'il peut le prononcer sans difficulté.
L'absurde : utilisé dans certains films sur Youtube, à l'instar de celui qui met en scène des personnages recouverts de leurs linceuls et brandissant des pancartes où l'on peut lire « Même les morts veulent la chute du régime ». Il y a également, face aux accusations du régime, des réponses au premier degré comme le fait de marcher armé d'une longue courgette (en forme d'arme) lorsque Bachar a qualifié les manifestants d'extrémistes armés.
Homs :
L'effet miroir : qui consiste à mettre en scène les acteurs du régime à la place de ce que vivent aujourd'hui les opposants. On peut voir une vidéo qui montre Bachar El-Assad, son frère Maher (chef de la garde républicaine et de la 4e division blindée responsable d'une grande partie des crimes), et son cousin mafieux Rami Makhlouf derrière les barreaux, recevant des coups de bâton de leurs geôliers qui les accusent d'avoir scandé le mot « liberté ».
Film « La fin » :
Si ses stratégies humoristiques foisonnantes libérées par la créativité des manifestants tendent à réduire l'oppresseur dans son expression la plus « petite », elles créent aussi un esprit commun et suscitent chez les spectateurs sympathisants un effet démultiplicateur bien plus efficace que les images « choc » qui jouent sur les émotions fortes. Cette fois le lien social et politique se reconstruit non pas sur l'idéologie mais sur un regard « ludique » partagé sur une réalité dramatique. Ainsi, la moquerie est devenue elle-même une expression de désobéissance, un acte révolutionnaire, un combat politique et une identité nouvelle pour contrer la tyrannie.
Si l'humour est en passe de devenir un puissant moteur de contestation dont l'efficacité gagne en force, c'est surtout en raison de son caractère concis et des effets immédiats qu'il produit en termes de mobilisation d'un côté et de déstabilisation de l'autre. Contrairement aux discours politiques souvent lents et longs à digérer, l'humour transmet un message clair, court dans le temps et percutant. Les Syriens le savent. Ils savent qu'il s'agit d'aller vite, non pas qu'ils soient impatients de goûter à la liberté et de retrouver leur dignité bafouée – c'est une évidence –, mais surtout parce que plus le temps se distend et plus la liste des victimes risque d'être longue.
Nadia Aissaoui est sociologue, Ziad Majed est enseignant à l’Université Américaine de Paris. Pour Mediapart, ils tiennent chaque semaine une chronique d'un monde arabe en ébullition: les révolutions en cours, les grands débats, les informations passées inaperçues en France, la place des femmes, la place de l'islam, etc. A ces chroniques s'ajoutent celles de Tewfik Hakem, «Vu des médias arabes».
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