Samir Kassir a été assassiné à Beyrouth le 2 juin 2005.
Historien, journaliste et intellectuel engagé, il a consacré son œuvre au Liban, mais aussi à la
démocratie en Syrie, à la cause palestinienne et à la renaissance arabe. Aujourd'hui, avec le
printemps arabe et le soulèvement du peuple syrien, l'anniversaire de son assassinat, non sans
tristesse, se fait plus vibrant et plus chargé de symboles. Samir Kassir
est né à Beyrouth le 4 mai 1960 de père palestinien et de mère libano-syrienne. Il a fait ses études
au Lycée français avant de s'installer à Paris en 1981 (six ans après le début de la guerre civile
libanaise), pour y poursuivre ses études universitaires. Il y obtiendra un DEA en philosophie
politique à l'université de la Sorbonne en 1984 et un doctorat en histoire contemporaine à
l'université de Paris IV en 1990. Durant son séjour parisien, Kassir a contribué à de
nombreux journaux et publications dont le quotidien arabophone (londonien) Al-Hayat et francophone
(beyrouthin) L'Orient-le-Jour. Il a également publié dans l'hebdomadaire arabophone (parisien) Le
Septième Jour, le mensuel Le Monde diplomatique et la version française de La Revue d'études
palestiniennes. En 1992, avec son ami historien et éditeur syrien Farouk
Mardam-Bey, il a publié Itinéraires de Paris à Jérusalem : la France et le conflit arabo-israélien,
livre qui analysait l'histoire des politiques de la France au Moyen-Orient en lien avec la Nakba
palestinienne et le conflit israélo-arabe. Pour Mardam-Bey, ils ont tous deux cherché à répondre à
une question qui leur tenait particulièrement à cœur: pourquoi le conflit israélo-arabe suscite
autant de passion en France? Pour cela, les deux auteurs ont alors mené une
enquête partant de la France et de son histoire. Ils sont parvenus à leurs fins à travers l'analyse
de la politique du ministère français des affaires étrangères, des attitudes et discours des partis
politiques, de l'opinion publique, des intellectuels, des communautés juive et arabo-musulmane.
En 1993, Samir Kassir rentre au Liban pour enseigner à l'université Saint-Joseph et intégrer
An-Nahar (quotidien libanais) en tant qu'éditorialiste. Il publie en 1994 sa thèse de doctorat, La
Guerre du Liban : de la dissension nationale au conflit régional, analysant l'évolution de la guerre
civile entre 1975 et 1982 et les interventions étrangères qui ont transformé le pays en un champ de
bataille entre différents acteurs régionaux, voire internationaux. En 1995, il
lance un mensuel francophone, L'Orient Express, qui attire des intellectuels et des jeunes écrivains
pour mettre en débat des questions politiques, culturelles et sociales dans un cadre à la fois
sérieux et rénovateur. Le magazine ne vivra que trois années étant donné les difficultés économiques
qui se sont imposées. Vers la fin des années 1990, les articles et éditoriaux de
Samir dans An-Nahar ont été parmi les plus remarquables en termes de dénonciation des politiques du
régime de Damas et de ses services de renseignements au Liban. Il en était de même concernant les
pratiques des appareils sécuritaires libanais ; ce qui lui a valu un certain nombre de menaces
téléphoniques, confiscation du passeport en avril 2001 et poursuites en voiture orchestrées par les
services. Des actes d'intimidation qui n'auront pourtant aucune prise sur la ténacité et la
détermination de Samir. En 2003, il publie Histoire de Beyrouth dans lequel il analyse «
l'histoire totale » (inspiré par Fernand Braudel) de la ville à travers ses familles, sa culture,
son économie, son architecture, sa croissance urbaine, son développement sociétal et son rapport
avec les autres régions du Liban et villes arabes et méditerranéennes. Puis il
publie en 2004 deux livres, La Démocratie de la Syrie et l'indépendance du Liban et Militaires
contre qui ?, qui rassemblent ses articles soulignant notamment le lien existant entre le changement
démocratique en Syrie et l'indépendance du Liban, et la contradiction entre la cause démocratique et
les valeurs républicaines face à l'emprise militaire et sécuritaire. Il faut souligner ici que Samir
a sorti ces deux livres dans un contexte de peur et d'autocensure qui régnaient en maître dans le
pays. Son dernier livre, Considérations sur le malheur arabe, pose un regard lucide sur
la réalité du monde arabe tout en s'élevant contre le fatalisme ambiant, la victimisation ou le
culturalisme, en réaffirmant que modernité et arabisme ne sont pas incompatibles. Il analyse de
manière pointue les raisons de l'avortement de la renaissance arabe des XIXe et XXe siècles, et
attribue le marasme des Arabes davantage à leur géographie qu'à leur histoire.
Evoquant son ouvrage, il disait : « On parle si mal du monde arabe qu'il m'a
semblé nécessaire de remettre à plat certaines conceptions. Notamment celle qui voudrait que les
Arabes soient condamnés à toujours vivre dans les conditions dramatiques du présent. Il y a trois ou
quatre décennies, les Arabes paraissaient avoir un avenir plein de promesses. Il faut certes se
demander pourquoi cela n'a pas été le cas, mais, plutôt que d'analyser cet échec, la priorité a été
pour moi de rappeler que les Arabes ont connu un processus de modernisation et que les valeurs de
l'universalisme prévalaient parmi eux il n'y a pas très longtemps. En ce sens, c'est un livre de
mobilisation contre le discours de la victimisation. Et c'est peut-être là qu'il y a de la
polémique. Mais c'est une polémique qui prend sens d'abord par rapport à ce qu'on peut entendre dans
le monde arabe lui-même – où je vis » (propos recueillis par Christophe Kantcheff, Politis, décembre
2004). L'histoire de Beyrouth. A partir d'octobre 2004, Samir Kassir a
figuré parmi les fondateurs du « Mouvement de la gauche démocratique » (avec des écrivains,
étudiants et anciens militants politiques), une démarche qui s'inscrivait dans le droit fil de ses
convictions et son engagement. Après l'assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri, le 14
février 2005, il est un des architectes du soulèvement populaire contre l'hégémonie syrienne auquel
il donnera l'appellation célèbre « Intifada de l'indépendance ».
Il se fait le
porte-voix de cette Intifada par ses articles et sa présence quasi continue sur la place des Martyrs
à Beyrouth, animant inlassablement débats et discussions avec les politiques, les médias et les
étudiants concernant les enjeux futurs et les implications de la redécouverte de la souveraineté
nationale. Samir a été le premier à appeler de ses vœux l'élaboration d'un
programme de réforme du système politique libanais sur le plan économique mais aussi sur
l'épineux sujet du confessionnalisme. Dans le même temps, il n'a jamais manqué d'exprimer son
attachement au rejet des manifestations discriminatoires (voire racistes) vis-à-vis des Syriens.
Dans ses articles et depuis les tribunes de la place des Martyrs, il n'a eu de cesse de rappeler la
nécessité de distinguer entre les pratiques du régime syrien et de ses services de renseignements au
Liban (auxquels sont associés ses alliés libanais) et le peuple syrien. D'ailleurs, il a toujours
figuré parmi les signataires de pétitions et de lettres de soutien adressées aux intellectuels
syriens opposés au régime de Damas, considérant que leur lutte était la sienne.
Le 2 juin 2005, alors que Samir s'apprêtait à se rendre à son lieu de travail,
l'explosion d'une bombe placée sous son véhicule met brutalement fin à sa vie. La nouvelle provoque
une colère infinie dans les cercles culturels au Liban, en Palestine et en Syrie. De nombreuses
marches et rassemblements ont eu lieu à Beyrouth, Ramallah, Paris et à Washington. Intellectuels
arabes, français, journalistes libanais et étrangers publient de nombreux communiqués condamnant cet
assassinat et rendant hommage au martyr Kassir, au courage de ses positions et à son engagement pour
la liberté et l'indépendance. Sa famille, ses amis accusent le régime syrien et
ses sbires libanais d'être à l'origine de son assassinat. A leur demande, une enquête a été ouverte
incluant la justice française, Samir ayant été lui-même citoyen français. L'enquête semble stagner,
et le silence des milieux culturels et journalistiques français – dont on a pourtant bâillonné à
jamais un confrère – se fait long. Samir a symbolisé le courage et la ténacité
que nous avons vu se déployer dans ce printemps arabe. Et même si son départ violent prive le monde
arabe de sa plume acérée et de son esprit superbement subversif, il nous reste de lui des bourgeons
d'obstination et de jasmin que nous commençons à voir éclore çà et là dans le monde arabe. Hier à
Tunis et au Caire, aujourd'hui peut-être à Tripoli et Sanaa, et demain, c'est sûr, à
Damas...
Nadia Aissaoui est sociologue, Ziad Majed est enseignant à
l’Université Américaine de Paris. Pour Mediapart, ils tiendront chaque semaine une chronique d'un
monde arabe en ébullition: les révolutions en cours, les grands débats, les informations passées
inaperçues en France, la place des femmes, la place de l'islam, etc. A ces chroniques s'ajoutent
celles de Tewfik Hakem, «Vu des médias arabes». Le site de Ziad Majed : www.ziadmajed.net/ Le site de Nadia Aissaoui
: www.medwomensfund.org/
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