Voilà que le monde arabe se réveille, et n’en déplaise aux sceptiques -ceux qui n’y voient que des complots « impérialistes » ou qui agitent le spectre des islamistes-, c’est une bonne nouvelle pour tous les arabes en quête de liberté et de dignité.
Le « Gauchisme » face à « l’impérialisme »
Dans le soulèvement de millions d’hommes et de femmes dans les pays arabes contre la dictature, la corruption, la censure, la prison et l’exil, il y a ceux (souvent « gauchistes »), en occident, qui n’y voient que manipulations et complots impérialistes visant à contrôler la région et ses richesses. Ils vont jusqu’à attribuer des vertus à certains régimes comme celles de « résister à l’hégémonie américaine » ou « lutter contre l’occupation israélienne » et montrent un certain agacement face aux révolutions populaires qui les défient. Ils fustigent même toute couverture médiatique qui tente de briser la loi du silence et de la répression. Prenons l’exemple le plus flagrant, celui du régime syrien, puisque c’est en Syrie que coule le sang de milliers de manifestants pacifistes. Sur quelle base les « sceptiques » se permettent-ils avec autant d’assurance d’attribuer au régime un rôle de « résistance contre l’impérialisme » qu’il n’a jamais tenu dans les faits ? Pour rappel, ce propos éloquent d’un éminent intellectuel syrien (de gauche) qui déconstruit justement sur la base de faits l’insoutenable légèreté de cette « aberration » :
« Si nous observons la politique extérieure du régime syrien, nous constatons au contraire qu’il ne demande qu'à intégrer "l’impérialisme mondial". C'est ce dernier qui lui refuse son giron et lui pose des conditions pour de nombreuses raisons. Voilà pourquoi il place le pays en situation de guerre, tant sur le plan politique que juridique, sans avoir la moindre intention de mener une guerre… Depuis 1974, ce régime n'a jamais franchi la moindre ligne rouge dans le conflit avec Israël. Il se contente d'appuyer le Hezbollah et le Hamas pour éloigner le front de son territoire tout en le gardant actif au Liban et en Palestine, ce qui lui permet de conforter à la fois sa rhétorique mais aussi ses « deals » au niveau régional. Et si l'on passe en revue les diverses manières dont il profite des développements dans le Machreq, de nombreux sujets peuvent être dégagés.
Sur la question palestinienne, l'équation est basée sur un trait d'esprit selon lequel "Il adore la Palestine mais abhorre les Palestiniens". Hafez al-Assad a refusé la couverture aérienne aux troupes syriennes qui tentaient d'intervenir au secours des Palestiniens en Jordanie en septembre 1970. Son armée a envahi le Liban en 1976, bombardant les Palestiniens et contribuant à la chute du camp de Tel Zaatar. Il n'est que d'évoquer tous les épisodes de la guerre libanaise et du rôle joué par l'armée syrienne dans ce contexte, de Tripoli aux guerres des camps (qui ont fait des milliers de morts).
Sur l'équation politique régionale, le régime Al-Assad s'est imposé en force dans les années 70 et 80, profitant du retrait de l'Egypte et de l'isolement du Caire après les accords de Camp David. Profitant aussi de la guerre de Saddam Hussein contre l'Iran qui a diminué l'influence irakienne. On peut donc dire que l'absence égyptienne et irakienne lui ont permis de conforter une certaine influence régionale et réinvestir cette influence à l'intérieur en exerçant une répression sanglante contre son peuple.
Dans la deuxième moitié des années 80, l'économie syrienne s'étant effondrée jusqu'à en devenir insolvable, la première guerre du Golfe a été providentielle pour sauver le régime al-Assad. Participant à l'opération "Tempête du désert" sous la direction des Américains, il a bénéficié d'aides substantielles de la part des pays du Golfe et gagné un mandat sur le Liban. Dans les années 90, il a exporté des centaines de milliers d'ouvriers vers ce pays pour participer à la reconstruction, réduisant du même coup le poids du chômage interne. En ce sens, Hafez al-Assad aura établi un partenariat avec l'Amérique, le Golfe et l'Iran en contrepartie du renforcement de la légitimité de son pouvoir et d'une mainmise sur les affaires libanaises.
Son héritier, Bachar, a poursuivi la même politique. Il a profité de la guerre de Bush en Irak, des divisions inter-palestiniennes, puis des conflits au Liban et de la vénalité de la classe politique dans ce pays. Il a élargi les réseaux de corruption et de prébende en Syrie tout en développant ce qui a été qualifié d'ouverture économique. Celle-ci, n’étant pas accompagnée d’une ouverture politique, échappe forcement à tout contrôle populaire et ne fait que renforcer la mafia des cousins et des cousines. »(à lire: Pour comprendre ce qui se passe en Syrie).
Au fond, sous prétexte de considérations géostratégiques (souvent infondées) qui les confortent dans leurs croyances idéologiques insuffisamment élaborées, les sceptiques justifient d’une certaine façon que des peuples passent le reste de leurs vies persécutés, humiliés, avec le risque de se voir arrêtés et torturés pour des opinions et des positions politiques. Peut-être, pour mieux comprendre la situation, faudrait-il les inviter à vivre l’expérience des dictatures, ou à prendre connaissance des récits et productions intellectuelles des peuples vivant sous le règne des despotes.
De plus, quel type d’informations et analyses permettent à des gens qui vivent loin d’une région, de sa langue et de sa culture, qui ne connaissent ni son histoire ni les enjeux au sein de ces sociétés, de condamner des mouvements populaires et les accuser de comploter ou d’être manipulés par l’impérialisme ? Et dans quel but le feraient-ils ?
S’il y a certes des intérêts et des priorités qui motivent les positions des Etats Unis et des grandes puissances envers le Moyen-Orient ou dans les relations internationales en général, cela ne veut en rien dire que des révolutions populaires sont le fruit de ces intérêts-là ou leurs conséquences. Et plus important encore, cela ne devrait en aucun cas rendre ceux qui se disent « anti-impérialistes » complices d’une logique meurtrière de régimes dont les peuples seuls subissent de plein fouet la violence.
La chasse aux « islamistes »
A cette première catégorie de sceptiques, une autre s’ajoute, celle des voix qui agitent le spectre de l’islamisme et qui disent craindre pour la démocratie s’ils venaient à prendre le pouvoir dans les pays arabes. A quelle démocratie font-ils allusion ? Comment serait-elle menacée puisque précisément elle n’existe pas aujourd’hui dans les pays arabes ? Pourquoi faut-il qu’ils s’opposent à des révolutions et critiquent des moments historiques qui tournent la page des dictateurs en place depuis des décennies? Rappelons que Ben Ali était au pouvoir depuis 1987, Moubarak depuis 1981, Saleh y est depuis 1978, Kadhafi depuis 1969, et les Assad (père puis fils) depuis 1970 !
Les pays se sont transformés en propriétés privées et en un juteux « business » pour les familles et proches de ces gouverneurs. Pour rien au monde ils n’auraient renoncé au pouvoir s’ils n’y avaient pas été contraints par les révolutions. Quant aux islamistes (de toutes tendances), ils sont le reflet d’une certaine partie de la société, les plus radicaux d’entre-eux sont un produit de décennies de dictature (et de décadence). Il n’est pas pensable ni réaliste de faire comme s’ils n’existaient pas sans risquer de tomber dans les mêmes travers que les prédécesseurs « faussement laïcs ».
Les islamistes posent des défis certes, mais qui ne pourront être relevés que par l’opportunité donnée aux citoyens et citoyennes de se mobiliser et de confronter librement leurs idées. D’autres peuples sont déjà passés par ce chemin. Pourquoi alors ne pas laisser aux « arabes » la chance d’élaborer leurs choix une fois les régimes renversés? Comment ne pas penser que des substrats d’un certain « culturalsime » encore teinté de relents coloniaux font passer les sociétés arabes pour immatures et incompatibles avec la démocratie et les libertés ?
Les positions sceptiques jettent un trouble à l’heure où la solidarité internationale devrait peser de tout son poids face à l’injustice et la Barbarie. Un trouble qui se transforme en colère émanant de jeunes dans la rue lorsqu’en risquant à tout moment leur vie, ils perçoivent le ton moralisateur de leurs accusateurs (de servir l’impérialisme ou l’islamisme) confortablement installés dans leurs vies d’êtres humains libres de s’exprimer, de « penser » et de circuler. Ils ne souhaitent pas à ces sceptiques de voir leurs proches assassinés pour leurs opinions, leurs familles brisées par l’arbitraire et la violence. Ils les invitent seulement à réserver leur scepticisme pour leurs démocraties déjà bien rodées où ils peuvent tout dire... Ils aimeraient dans le même temps exprimer au nom des leurs toute leur reconnaissance à ceux et à celles qui partagent leurs idéaux et qui ont l’honnêteté et le courage de se faire les porte-voix de leur cause partagée.
Nadia Aissaoui est sociologue, Ziad Majed est enseignant à l’Université américaine de Paris. Pour Mediapart, ils tiennent chaque semaine une chronique d'un monde arabe en ébullition: les révolutions en cours, les grands débats, les informations passées inaperçues en France, la place des femmes, la place de l'islam, etc. À ces chroniques s'ajoutent celles de Tewfik Hakem, «Vu des médias arabes».
Le site de Ziad Majed : www.ziadmajed.net/
Le site de Nadia Aissaoui : www.medwomensfund.org/
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