Partant d'une fable qui traite de certains instruments du despotisme, Ziad Majed - qui dédie ce texte à Samir Kassir - déconstruit les principes de la tyrannie. Une déconstruction qui a commencé en Tunisie et en Égypte.
Dans une de ses nouvelles, Les tigres au dixième jour, l’écrivain syrien Zakaria Tamer raconte comment un dompteur est parvenu, en présence de ses élèves, à dompter un tigre fier en dix jours. Le premier jour, il l’affame. Le deuxième jour, il le force à imiter les cris des animaux domestiques avant de lui donner à manger. Le troisième jour, il l’oblige à écouter ses discours et à l’applaudir même s’il n’en comprend rien… Au neuvième jour, le dompteur lui apporte une botte d’herbe. Alors, le tigre dit : « Qu’est-ce que tu m’apportes ?! Je suis carnivore ! » Le dompteur répond : « À partir d’aujourd’hui, tu ne mangeras que de l’herbe. » Le tigre sur le point de mourir de faim essaie d’en manger. Rebuté par son goût, il s’en éloigne dégoûté. Il revient tout de même peu après pour réessayer de manger, et s’habitue peu à peu à son goût. Au dixième jour, le dompteur disparaît, ses élèves, le tigre et la cage aussi. Le tigre se transforma alors en citoyen et la cage en ville. Le résumé de la nouvelle en dit long sur une certaine condition politique dans la plupart des pays du monde arabe. Une condition qui est le fruit de décennies de despotisme. Le despotisme, ses alliances et ses politiques Le domptage de la vie publique – en tant que participation politique, activité sociale et pratique citoyenne – s’explique probablement par le succès progressif du régime despotique et de ses appareils sécuritaires à confisquer l’espace public et les lieux d’expression et de rassemblement à travers l’oppression, l’assimilation ou l’exil forcé. En s’accaparant des espaces où peut débuter l’action politique, les syndicats, les partis et les journaux et en assaillant les juristes, les intellectuels et toutes les forces de la société civile, le despotisme arabe a poussé le concept du pouvoir comme « action sur l’action » à ses extrêmes pour finalement s’emparer de tout poste décisionnel, où les politiques se font et s’exercent, à savoir « au cœur des villes ». C’est pourquoi il n’était pas très surprenant de voir dans le comportement des despotes un esprit de vengeance de la « cité » et de ses libertés, et une volonté de renverser l’ordre social en lui imposant des « nouvelles classes » dont les membres se sont enrichis par le clientélisme, les contrats, les pots-de-vin et les trafics couverts par les officiers ou les « notables » des pouvoirs en place. Pourquoi la résistance à ces comportements ne s’est-elle pas imposée pendant des années ? Serait-il pertinent de considérer le poids de la dualité entre le « politique-militaire » d’un côté et le « social-économique » de l’autre pour expliquer le déclin de cette résistance ? Pouvons-nous recourir à la conclusion précisant que dans les régimes despotiques militaires, la bureaucratie, la tyrannie et la « ruralisation des villes » assassinent toute résistance démocratique ? Certes, mais cela reste vraisemblablement insuffisant pour interpréter les causes, au sein des sociétés arabes, de ce qui ressemblait à un abandon du politique des décennies durant. La culture du despotisme, ses outils et leurs répercussions sur la société Ce que les régimes despotiques ont établi, c’est aussi le mélange de personnification qui entoure tout achèvement (et qui transforme la régression en progrès) d’une part, et d’institutionnalisation des instruments d’oppression et de censure qui gèrent la vie quotidienne des citoyens d’autre part. À travers ce mélange, les régimes ont créé deux niveaux pour traiter avec la société, dans le discours et l’action. Le premier niveau est concret, le second est symbolique et abstrait. À ces deux niveaux, les régimes ont également adapté deux modes de commandement analysés par Max Weber, l’organisation et le charisme. En ce qui concerne l’organisation, les despotes ont établi des appareils et des centres de pouvoir qui sont directement sous leurs ordres, par le biais de fidèles qui y sont implantés (et qui souvent ne sont pas en bons termes entre eux). Ainsi, les services de renseignements rivaux se sont multipliés et ont infiltré toutes les organisations des sociétés. Chaque service surveille les autres. Leur violence se manifeste par le fait qu’ils envahissent la vie privée des citoyens, leur interdisant de se mêler à la vie publique, les emprisonnant ou même les éliminant quand cela est nécessaire. Les despotes arabes ont souvent adopté l’image des « princes guerriers », n’hésitant pas à verser du sang pour encourager leurs soldats et les débarrasser de leurs peurs. Ainsi, ce qu’Ernesto Laclau appelle « la formation de l’identité politique à travers la violence » est devenue une des caractéristiques des régimes. L’atmosphère de peur et de tyrannie qu’ils créent a réussi avec le temps à transformer la violence en une violence symbolique, car il suffit que les gens aient peur les uns des autres, qu’ils s’observent et qu’ils taisent leurs opinions pour que tous les services de renseignements soient confiants de l’étendue de leur pouvoir sans recours nécessaire à la brutalité. Parallèlement aux appareils sécuritaires, aux milieux d’affaires corrompus et à la terreur, certains partis au pouvoir ont constitué un autre instrument des régimes. Ils ont pris le contrôle de la vie publique par divers moyens, notamment à travers les organisations populaires qui rassemblent les confédérations syndicales, de jeunes, de femmes, de paysans (comme dans le cas baassiste), ou en assurant des débouchés aux demandeurs d’emploi, contribuant ainsi au renforcement de la bureaucratie fidèle au régime (dans tous les cas). Autre instrument d’organisation supplémentaire : les institutions de justice, surtout les tribunaux d’exception. Ils ont permis aux régimes de s’assurer de la gestion judiciaire des trois ressources politiques essentielles : la sécurité intérieure, l’armée et l’activité économique, tout en appliquant les mesures que permettent les états d’urgence imposés depuis de longues années. Au niveau du charisme, de la personnification, les despotes se sont proclamés non seulement leaders de leurs sociétés, mais se sont aussi octroyés les moyens de faire accepter aux peuples ce qu’ils sont supposés croire. En d’autres termes, en plus des titres qu’ils se sont donnés et des titres disposés sous leurs portraits affichés dans toutes les avenues et places, ils ont créé des vérités et forcé tout le monde à les admettre. Ainsi, ils sont « les leaders, les pères des nations, les bâtisseurs de la modernité et les garants de la stabilité »… L’effondrement du despotisme : vers un printemps arabe Ce qui, il y a quelques semaines, semblait impossible s’est produit. Le mur de la peur que le despotisme a minutieusement construit, à travers les instruments et politiques que nous avons décrits, s’est brusquement effondré. Il a suffi de réagir à de puissantes charges émotionnelles libérant les gens de leur peur, d’utiliser de nouveaux atouts de mobilisation (qui contournent les services de renseignements) et de montrer de la détermination pour que des structures qui semblaient tellement puissantes tombent et que leurs symboles s’écroulent les uns après les autres. La colère a éclaté et les posters géants des « pères » despotes sont partis en miettes ou en fumée à Tunis comme au Caire. Le « meurtre du père » s’est accompli, laissant les « fils et filles » sans censure, et surtout sans autocensure. Les jeunes et moins jeunes, fiers de découvrir leur citoyenneté, se sont précipités dans les rues pour affronter les machines de la répression qui les avaient tant terrorisés. Au final, les services de renseignements se sont transformés en bandes de voyous dévoilant leur impuissance devant la reconstruction des liens sociaux et politiques qu’ils avaient brisés. Les hommes d’affaires et bureaucrates du régime ont pris la fuite et des despotes se sont trouvés isolés puis déchus. Les scènes de liesse populaire sur la place Tahrir ou dans les places tunisiennes sont l’illustration par excellence de la dignité et de la liberté enfin retrouvées dans plusieurs « cités ». Un vent nouveau souffle sur la région et d’autres régimes ne sont plus à l’abri, y compris ceux qui entretiennent les divisions verticales dans leurs sociétés et qui essayent de jouer la carte des « guerres civiles ». À la place du malheur arabe, des bourgeons commencent peu à peu à éclore, des bourgeons pour lesquels des femmes et des hommes se sont sacrifiés pour défendre l’espoir que leurs enfants puissent s’épanouir un jour, ici, dans cette même région...
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