Depuis le début des révolutions arabes, l’inquiétude du régime saoudien est palpable. Il ne cesse d’afficher des signes de fébrilité envers toute manifestation de mécontentement et toute revendication démocratique. En témoignent au niveau interne, l’arrestation de Manal Al-Sharif au volant de sa voiture et la disparition de Khaled Al-Juhani – seule personne s’étant présentée à un sit-in « organisé » sur une page Facebook, et au niveau régional, l’intervention des forces « Bouclier de la Péninsule » à Bahreïn. Le régime cherche à rétablir la « stabilité » et le statu quo en négociant des compromis afin de freiner la dynamique de changement impulsée dans plusieurs pays arabes.
Une peur, d'abord. Un appel a été lancé aux femmes saoudiennes pour prendre le volant ce vendredi 17 juin comme une action hautement symbolique tant sur le fond que sur la forme.
Sur la forme, l’Arabie saoudite est le seul pays au monde où les femmes n’ont pas le droit de conduire. Pour se déplacer, elles doivent nécessairement faire appel aux services d’un taxi, d’un proche ou, pour celles qui en ont les moyens, d’un chauffeur. C’est précisément ce dernier aspect que cet appel avance comme argument pour inciter au changement. En effet, une bonne partie des femmes saoudiennes, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un chauffeur ni même d’un taxi. Elles se trouvent démunies en cas d’urgence.
Pourtant, sur le plan législatif aucune loi n’interdit formellement aux femmes de prendre le volant. Par conséquent, Manal Al-Sharif, initiatrice de cette action (emprisonnée deux semaines pour avoir elle-même pris le volant), a exploité cette brèche pour mettre les autorités face à leurs contradictions. Elle n’est pas la première à avoir agi de la sorte, puisqu’une tentative a déjà eu lieu en 1990, puis en septembre 2007 lorsqu’une pétition a été lancée par Wajeha Al-Huwaider qui a posté sur Youtube à l’occasion de la journée de la femme en 2008 une vidéo la montrant au volant de sa voiture et expliquant sa démarche. Mais à l’époque, elle n’a fait l’objet d’aucune sanction. Les autorités se sont bien gardées de donner de l’importance à l’affaire.
Si, au demeurant, rien n’explique la résistance du régime à ce que les femmes conduisent, on ne peut donc y trouver que des raisons irrationnelles qui relèvent d’un farouche refus de les voir échapper au contrôle de l’ordre masculin sous couvert de religion.
Sur le fond, la portée symbolique de cette action est par conséquent lourde de sens. Conduire un véhicule porte une double signification ayant trait à la virilité masculine. Elle est à la fois l’illustration de la maîtrise d’un objet considéré comme phallique (la voiture) et elle octroie une liberté illimitée de mouvement du corps. En Arabie saoudite, c’est proprement impensable quand il s’agit des femmes. Elles provoquent, sans doute à leur insu, une peur panique pour les hommes, se sentant menacés dans leur identité de mâles et craignant une rupture de la barrière étanche qui sépare le monde masculin du féminin.
Dans ses travaux sur les névroses, Freud avait établi un parallèle entre les névroses obsessionnelles et le comportement religieux. Ils ont en commun un fonctionnement extrêmement ritualisé qui permet de contenir les angoisses irrationnelles et fondent leur stabilité sur un certain nombre de tabous dont la transgression serait génératrice de malédiction et de désastre. Dans les religions monothéistes, pour ne parler que de celles-là, le tabou de la sexualité dont les femmes portent la croix est profondément ancré dans l’inconscient collectif. Le contrôle de la sexualité et du corps des femmes en limitant au maximum leurs mouvements est donc une des stratégies pour parer à la transgression de ce tabou. On imagine dès lors la portée du passage à l’acte de ces femmes saoudiennes qui, par ce geste – apparemment banal –, fissurent tout un édifice (névrotique) sur lequel repose le système saoudien. A ce titre, conduire une voiture loin de constituer une simple revendication citoyenne relève davantage d’une démarche révolutionnaire qui pourrait être décisive dans l’amorce de mutations aussi imprévisibles que profondes.
La page Facebook des femmes saoudiennes au volant.
Le profil Facebook de Manal Al-Sharif.
Cinq craintes
Pour mieux comprendre la politique menée par le royaume face au printemps arabe, il faut prendre en considération cinq éléments.
1. Le premier est la crainte du régime de Riyad de voir se mettre en place une mobilisation des jeunes Saoudiens (constituant une grande majorité, plus de 60% des Saoudiens ont moins de 30 ans), revendiquant des libertés publiques et privées. Le conservatisme du système n’autorise aucune participation politique, considère que la constitution ne repose sur rien d'autre que les textes islamiques et impose des censures culturelles et de « mœurs » à toute la population. Le fait est qu’une urbanisation croissante couplée à l’accès des jeunes à l’éducation et, pour certaines élites, des formations à l’étranger, incite depuis des années hommes et femmes à réclamer des réformes. Des pétitions signées par des centaines d’écrivains circulent sur le net s’adressant au roi pour l’inciter à les mettre en œuvre. Le printemps arabe serait dans ce sens une opportunité favorable à l’émergence de campagnes et de manifestations, un scénario que le régime saoudien ne souhaite surtout pas voir se dérouler sur son territoire.
Une page Facebook avait déjà appelé à un sit-in le 11 mars 2011. Une seule personne (Khaled Al-Juhani, éducateur) s’y était présentée, qui a déclaré à la BBC venue couvrir l’événement qu’elle militait pour la construction d’un Etat de droit et de citoyenneté dans le royaume. Khaled a disparu depuis et une nouvelle page Facebook a été créée (Où est Khaled ?) appelant à sa libération.
2. Le deuxième élément réside dans l’appréhension que voie le jour un soulèvement de la minorité chiite du pays (entre 10-15%), marginalisée depuis de longues décennies. Celle-ci est fortement présente dans l’est de l’Arabie saoudite, dans une région riche en pétrole. Cette même appréhension était une des principales motivations de l’intervention militaire dans l'Etat voisin de Bahreïn pour soutenir le régime Al-Khalifa dans sa répression violente contre ses opposants chiites (qui sont majoritaires à Bahreïn – voir notre article sur le sujet).
3. Troisième élément d’inquiétude, l’accentuation des tensions politiques dans le royaume entre libéraux revendiquant des libertés et des élections, et salafistes wahhabites réclamant plus de «fermeté » dans l’application de la Charia islamique, le rejet de toute possibilité d’ouverture politique et de « tolérance » socioculturelle. Ces tensions peuvent avoir des répercussions directes au sein même de la famille royale où plusieurs tendances ont souvent coexisté, non sans crises et clashs (contenus jusqu’à présent). Cela risque d'être particulièrement périlleux au moment même où le processus délicat de la succession s’amorce. D’ailleurs, il y a de fortes chances que l’Arabie saoudite passe à une succession verticale pour la première fois depuis la mort de son fondateur le roi Abdel-Aziz ibn Saoud en 1953. Jusque-là, toutes les successions étaient horizontales, mais vu l’état de santé et l’âge avancé des frères du roi Abdallah, le scénario vertical semble le plus probable. Ce qui ouvre la voie à une concurrence entre plusieurs candidats, qui essayent – chacun à sa manière –d’optimiser leur position et d’élargir leur influence au sein des cercles du régime tout en s’alliant avec des forces à l’extérieur de celui-ci (des cercles d’influence économique ou religieuse, etc.).
4. En quatrième lieu se pose la question de l’Iran, dont Riyad pressent la velléité de tirer profit de « l’instabilité » arabe pour élargir son influence dans le Moyen-Orient. Les Saoudiens ont déjà essuyé un échec en Irak quand l’alliance soutenue par Téhéran a réussi à former un gouvernement en 2010 excluant leurs alliés. Ils ont également perdu du terrain au Liban avec la montée en puissance du Hezbollah qui contrôle le nouveau gouvernement après avoir renversé leur allié Saad Hariri. Sur le front égyptien, le royaume a toujours compté sur l’axe Riyad-Le Caire (depuis les années 1970 après la mort de Nasser) pour maintenir un statu quo régional. Il se prépare à présent, et depuis des mois, à coopérer avec une « nouvelle Egypte» dont il connaît peu et les principaux acteurs et leurs priorités régionales.
5. La cinquième source d’inquiétude saoudienne concerne les possibles interventions des Etats-Unis et de la communauté internationale dans la région sans que les intérêts saoudiens soient toujours pris en compte. Riyad préfère donc verrouiller une situation régionale pour s’épargner tout effort diplomatique et médiatique qu’il serait amené à déployer pour gérer d’éventuelles pressions. Si le royaume a longtemps pu compter sur une connivence occidentale en raison de son pétrole et de sa position géostratégique, un changement radical dans les rapports de force au Moyen-Orient ou dans les alliances et discours politiques pourrait remettre en cause cette complicité, ou tout au moins la conditionner.
Mû par ces craintes, le régime saoudien tente à sa façon de contenir les révolutions, de soutenir des régimes en place (surtout le régime de Bahreïn), de trouver des compromis empêchant des changements radicaux (le cas du Yémen, voisin du sud), d’activer ailleurs des réseaux salafistes non jihadistes qui lui sont fidèles (du moins financièrement en raison du soutien direct ou indirect via des associations religieuses saoudiennes). Dans le même temps, il ne semble pas entraver des médias panarabes qui lui sont proches (la chaîne Al-Arabiya, les quotidiens Al-Hayat et Al-Sharq al-Awsat) dans leur travail de couverture de ce qui se passe dans la région (exception faite de Bahreïn sur lequel le silence règne). Il entend peut-être par cela se ménager des options de secours en vue d’éventuelles alternatives politiques pour les mois et années à venir.
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