Date: Oct 20, 2011
Source: L'Orient-Le Jour
Al-Jazira et le soutien du Qatar au printemps arabe

De Khaled HROUB


Une blague circule ces jours-ci dans les pays du Moyen-Orient : les trois derniers présidents égyptiens, Gamal Abdel Nasser, Anouar el-Sadate et Hosni Moubarak, se retrouvent en enfer et chacun demande à l’autre la raison de sa chute : le poison, répond Nasser ; l’assassinat, dit Sadate, et al-Jazira, réplique Moubarak.


Depuis sa création il y a 15 ans au Qatar, al-Jazira a occupé une place bien plus importante qu’une chaîne de télévision ordinaire. En couvrant sans crainte la scène politique arabe, elle a ouvert un nouvel espace de liberté politique, qui a abouti à un soutien sans réserve des révolutions arabes.

 

Al-Jazira a repoussé les limites de l’information en assurant une couverture en direct des principales évolutions dans le monde arabe et ailleurs. Elle sert de plate-forme d’expression des groupes d’opposition politiques et religieux des pays arabes. Elle reçoit des politiciens israéliens et utilise une technologie de diffusion de pointe. En bref, elle est devenue mondialement connue et un modèle pour les autres médias arabes.


Le succès entraîne la confiance en soi, mais fait également des envieux. Al-Jazira ne manque pas d’ennemis, des fondamentalistes islamistes les plus radicaux aux services de renseignements américain et israélien. Et entre ces deux extrêmes, chacun se demande si al-Jazira est amie ou ennemie.

 

Les progressistes qui la voient comme un étendard de la liberté et du progrès dans le monde arabe sont confrontés à ceux qui l’accusent d’islamisation et de radicalisation religieuse. Les islamistes qui l’encensent parce qu’elle leur permet de faire valoir leur point de vue doivent accepter le fait qu’elle permet également aux Israéliens de s’exprimer. Si les journalistes d’al-Jazira sont célèbres, ils sont aussi plus souvent victimes de harcèlement, d’emprisonnement et d’accidents mortels que leurs contreparties d’autres médias internationaux.


Al-Jazira n’est pas un instrument de la CIA, d’Israël ou d’el-Qaëda. Elle est le porte-parole averti du Qatar et de son émir ambitieux, Hamad al-Thani. Pour le dire simplement, le succès d’al-Jazira n’aurait pas été possible sans l’appui du régime. Pour le cheikh al-Thani, al-Jazira est partie intégrante de la promotion du Qatar et de ses aspirations en politique étrangère.


Ce qui motive ces aspirations n’est pas très clair, mais plusieurs possibilités méritent d’être étudiées. Après avoir destitué son père en 1995, al-Thani s’est soudain retrouvé confronté à une Arabie saoudite et une Égypte hostiles, dont les élites méprisaient le jeune émir ambitieux et préféraient son père, plus timide. Les Égyptiens et les Saoudiens ont été soupçonnés d’être à l’origine du coup d’État militaire qui a ciblé al-Thani en 1996. En réaction, al-Jazira, sur instruction du jeune émir, a régulièrement attaqué les gouvernements égyptien et saoudien, menaçant de provoquer la rupture des relations diplomatiques entre le Qatar et ces deux pays.

 

Après que le gouvernement qatari eut donné carte blanche à al-Jazira pour soutenir les révolutions arabes, la chaîne de télévision a couvert sans relâche les événements en Tunisie puis en Égypte en s’appuyant sur les réseaux sociaux qui échappaient au contrôle des services de sécurité nationaux. Elle s’est faite le relais des populations arabes exposant leurs revendications au monde entier. Interdits de parole dans les médias locaux et vivant en général dans la clandestinité, les principaux acteurs des révolutions arabes ont utilisé al-Jazira pour s’adresser à, et mobiliser, leurs concitoyens. La chaîne de télévision a supprimé ses programmes habituels et a diffusé en continu interviews et nouvelles en direct, passant d’une révolution à l’autre.

 

Même si le printemps arabe a été constitué de véritables mouvements de protestation populaire contre des décennies au pouvoir de régimes autoritaires corrompus et répressifs, sa propagation rapide, qui a surpris presque tout le monde, a en grande partie été due à l’influence d’al-Jazira, qui est devenue la voix de ceux qui n’en avaient pas au Moyen-Orient. Et pour ce qui est du rôle du Qatar même, l’émir al-Thani a apporté diverses formes de soutien à toutes les révolutions arabes, à l’exception du Bahreïn, où les Saoudiens et, plus ostensiblement, les Américains, ont fermement opposé leur veto.

 

L’audace politique d’al-Thani tient en partie aux énormes ressources en gaz naturel du Qatar, qui lui ont permis des mener des politiques énergiques dans tous les domaines et tout particulièrement dans celui des affaires étrangères. Protégeant le Qatar et lui-même en accueillant la plus grande base militaire américaine en dehors des États-Unis, sa stratégie a été de contester le pouvoir de tierces parties régionales, comme les Saoudiens, qui sans cela domineraient les plus petits États du Golfe. Dans le même temps, le Qatar a noué des liens étroits avec Israël et plusieurs mouvements islamistes, dont le Hamas et le Hezbollah.


Al-Thani a mené une politique étrangère agressive et risquée, sans doute parce qu’il croit clairement pouvoir remplir un vide régional. Son soutien, par l’entremise d’al-Jazira, aux révolutions du printemps arabe – et de la nouvelle génération de dirigeants qu’elles ont engendrée – n’a fait que renforcer la position du Qatar.
Les régimes déchus ont systématiquement affirmé qu’al-Jazira n’était pas neutre. Ils avaient raison.
 
Khaled Hroub est directeur du programme
médias du centre de recherche sur les pays
du Golfe de l’université de Cambridge.