Date: Dec 8, 2011
Author: Nadia Aissaoui, Ziad Majed
Source: MEDIAPART
 
Tunisie, Egypte et Maroc : des «islamistes» par les urnes
A l'affût des révolutions (32/32)

Les élections législatives en Tunisie et au Maroc ont confirmé la montée en puissance des « islamistes » qui se revendiquent de la mouvance des Frères musulmans. A ces derniers s’ajoutent en Egypte, plus grand pays arabe (et méditerranéen), les salafistes. Si ces résultats reflètent une réalité politique, il reste à voir quelle forme prendra l’exercice du pouvoir et comment les forces d’opposition entendent s’organiser pour occuper le terrain.


« Outsiders », machine électorale et soutien rural


Pour comprendre la poussée électorale des Frères musulmans dans les trois pays, près de 41% en Tunisie (parti Nahda), 36% en Egypte (parti Liberté et Justice – PLJ) dans la première phase, et 26% au Maroc (parti Justice et Développement - PJD), trois facteurs importants sont à prendre en compte.

 
Le premier, est leur statut d'« outsiders », notamment en Tunisie et en Egypte. Ils n’ont jamais participé officiellement au pouvoir (du moins exécutif), ni même à l’opposition reconnue et « légale ». Ils étaient répartis entre l’exil, les prisons, l’activisme clandestin, ou réduits au silence. Ils constituent par conséquent la grande nouveauté politique dans la phase post-révolutionnaire. Les jeunes indépendants des deux révolutions partagent cette nouveauté, mais ne sont ni encadrés, ni encore suffisamment organisés pour rivaliser avec eux au niveau électoral. Dans le cas du Maroc, les islamistes ont profité, en plus de l’effet « outsiders » – même sans persécution ou bannissement –, de la fragmentation du paysage politique marocain et du boycott décidé par le Mouvement du 20 février.


Le deuxième facteur tient à la puissance de leur machine électorale : dans le cadre de campagnes très bien programmées, les Frères disposent de ressources considérables et de moyens matériels et logistiques importants (bureaux électoraux, transport, téléphonie mobile, personnel pour observer les urnes, etc.). Ils utilisent aussi des slogans simples et ciblés qui réussissent à toucher leur public. Ils ont mis un point d’honneur à réinvestir et à démontrer leur légitimité après des années d’absence du champ politique.


Le troisième facteur est leur avantage politique et social dans les zones rurales et dans les banlieues des villes. Dans ces zones et quartiers, les libéraux, la gauche et les partis en général sont quasiment inexistants. L’activisme politique est abandonné aux islamistes, avec leurs réseaux de « bienfaisance », aux notables locaux et aux hommes d’affaires souvent proches du pouvoir qui sont capables d’attirer une clientèle cherchant services et assistance. Au cœur des villes, ils sont tout aussi actifs mais confrontés à la présence d’autres forces et acteurs politiques.

 

Des cas différents

 

Si des traits communs sont à trouver dans cette poussée des Frères musulmans dans les trois pays nord-africains, il est nécessaire de distinguer entre certains aspects, notamment concernant le Maroc.


Ce dernier cas s’apparente davantage à ce que le royaume de Jordanie a connu entre 1991 et 1997. La montée du PJD, bien qu’importante, reste « modérée » et concerne environ le quart de l’électorat. La percée des islamistes est ainsi moins impressionnante que celle de leurs voisins tunisiens et égyptiens. Cela s’explique d'une part par le fait qu'ils ne jouissent pas du statut de « victimes » depuis des décennies et, d’autre part parce que leur discours religieux n’entre pas en contradiction avec « l’identité » proclamée des monarques (Commandeur des croyants à Rabat et descendant des Hachémites à Amman). Du coup, les polarisations sont moins fortes et l’effet de nouveauté est relativement moins attractif.


La surprise salafiste en Egypte


Les résultats des Frères musulmans ne sont donc guère surprenants. La répression qui s’est longtemps abattue sur eux dans la Tunisie de Ben Ali et l’Egypte de Moubarak leur a d’emblée donné une légitimité populaire avantageuse. De plus, l’enracinement de leur mouvement, l’évolution de leur discours ces dernières années vers l’acceptation de «l’Etat civil », le rejet du principe d’un Etat théocratique, ont contribué à élargir et à consolider leur assise sociale.


La surprise vient en revanche des salafistes. Ces derniers ont réalisé en Egypte une percée fulgurante pour une première participation : près de 25% des votes, soit le quart des électeurs de cette première phase électorale. Ils ont su capitaliser l’investissement réalisé depuis quatre décennies durant lesquelles ils ont eu le loisir de s’organiser, de recevoir des fonds en provenance du Golfe à la suite du boom pétrolier des années 1970, de créer des écoles et des dispensaires, et d’encourager (y compris financièrement) le port du voile. A partir du moment où ils s’étaient distanciés d’une tendance « jihadiste » qui avait émergé dans leurs rangs au début des années 1980, et s’étaient constitués en groupes de prêche apolitiques, les autorités avaient toléré leur activisme, et l’avaient même encouragé pour contrer (indirectement) les Frères musulmans dans le champ religieux. D’où leur forte présence dans les sphères privées et publiques en Egypte, renforcée par une médiatisation importante (chaînes satellites, revues et radios).

 

Elections et défis à venir

 

Les islamistes sont à présent au pouvoir législatif et vont constituer le pouvoir exécutif ou du moins y participer, pour la première fois de leur histoire, sur la base d’un mandat électoral, conformément au principe démocratique. Dans ce cas, ils vont logiquement devoir évoluer dans un cadre politique et juridique bien défini et pourront être critiqués et remis en cause par la presse, l’opinion publique, les manifestations, et puis sanctionnés par les élections suivantes. Ils devront, s'ils veulent renouveler leurs victoires à l'avenir, traduire leurs promesses et « solutions-miracles » en politiques fiscales concrètes et en mesures opérationnelles en matière d’emploi, de santé, de justice, d’urbanisme, de productivité, etc. Ils devront adopter une approche pragmatique des relations régionales et internationales, et faire face à des réalités complexes concernant la gestion des affaires de l’Etat. A tout cela s’ajoute en Egypte la question de leur futur rapport au Conseil suprême des forces armées.


Ces chantiers proprement dits ne se suffiront ni des prêches du vendredi, ni de certaines modifications des lois du statut personnel, ni du contrôle des mœurs. L’heure serait à l’action politique, et passé le temps des surenchères électoralistes ou de la victimisation, ils seront attendus et jugés sur ce terrain. Les forces d’opposition laïque ou « civile » vont donc devoir réviser leurs stratégies de mobilisation et d’action si elles veulent constituer un contrepoids et promouvoir leur vision et projet de société.


Les jours à venir annoncent des batailles politiques, sociales et intellectuelles d’envergure dans la majorité des pays arabes. Ce qui est sûr, c’est que l’ère post-révolution a tiré un trait sur toute velléité de gouverner par la force. Il appartiendra au bout du compte à la majorité de tous ceux et toutes celles qui se sont soulevés de trancher par les urnes pour les gouvernants de leur choix.