Date: Jun 4, 2011
Author: Nadia Aissaoui, Ziad Majed
Source: MEDIAPART
 
A l'affût des révolutions. En mémoire de Samir Kassir

Samir Kassir a été assassiné à Beyrouth le 2 juin 2005. Historien, journaliste et intellectuel engagé, il a consacré son œuvre au Liban, mais aussi à la démocratie en Syrie, à la cause palestinienne et à la renaissance arabe. Aujourd'hui, avec le printemps arabe et le soulèvement du peuple syrien, l'anniversaire de son assassinat, non sans tristesse, se fait plus vibrant et plus chargé de symboles. 

 

Samir Kassir est né à Beyrouth le 4 mai 1960 de père palestinien et de mère libano-syrienne. Il a fait ses études au Lycée français avant de s'installer à Paris en 1981 (six ans après le début de la guerre civile libanaise), pour y poursuivre ses études universitaires. Il y obtiendra un DEA en philosophie politique à l'université de la Sorbonne en 1984 et un doctorat en histoire contemporaine à l'université de Paris IV en 1990.

Durant son séjour parisien, Kassir a contribué à de nombreux journaux et publications dont le quotidien arabophone (londonien) Al-Hayat et francophone (beyrouthin) L'Orient-le-Jour. Il a également publié dans l'hebdomadaire arabophone (parisien) Le Septième Jour, le mensuel Le Monde diplomatique et la version française de La Revue d'études palestiniennes.

 

En 1992, avec son ami historien et éditeur syrien Farouk Mardam-Bey, il a publié Itinéraires de Paris à Jérusalem : la France et le conflit arabo-israélien, livre qui analysait l'histoire des politiques de la France au Moyen-Orient en lien avec la Nakba palestinienne et le conflit israélo-arabe. Pour Mardam-Bey, ils ont tous deux cherché à répondre à une question qui leur tenait particulièrement à cœur: pourquoi le conflit israélo-arabe suscite autant de passion en France?

 

Pour cela, les deux auteurs ont alors mené une enquête partant de la France et de son histoire. Ils sont parvenus à leurs fins à travers l'analyse de la politique du ministère français des affaires étrangères, des attitudes et discours des partis politiques, de l'opinion publique, des intellectuels, des communautés juive et arabo-musulmane.

En 1993, Samir Kassir rentre au Liban pour enseigner à l'université Saint-Joseph et intégrer An-Nahar (quotidien libanais) en tant qu'éditorialiste. Il publie en 1994 sa thèse de doctorat, La Guerre du Liban : de la dissension nationale au conflit régional, analysant l'évolution de la guerre civile entre 1975 et 1982 et les interventions étrangères qui ont transformé le pays en un champ de bataille entre différents acteurs régionaux, voire internationaux.

 

En 1995, il lance un mensuel francophone, L'Orient Express, qui attire des intellectuels et des jeunes écrivains pour mettre en débat des questions politiques, culturelles et sociales dans un cadre à la fois sérieux et rénovateur. Le magazine ne vivra que trois années étant donné les difficultés économiques qui se sont imposées.

 

Vers la fin des années 1990, les articles et éditoriaux de Samir dans An-Nahar ont été parmi les plus remarquables en termes de dénonciation des politiques du régime de Damas et de ses services de renseignements au Liban. Il en était de même concernant les pratiques des appareils sécuritaires libanais ; ce qui lui a valu un certain nombre de menaces téléphoniques, confiscation du passeport en avril 2001 et poursuites en voiture orchestrées par les services. Des actes d'intimidation qui n'auront pourtant aucune prise sur la ténacité et la détermination de Samir.

En 2003, il publie Histoire de Beyrouth dans lequel il analyse « l'histoire totale » (inspiré par Fernand Braudel) de la ville à travers ses familles, sa culture, son économie, son architecture, sa croissance urbaine, son développement sociétal et son rapport avec les autres régions du Liban et villes arabes et méditerranéennes.

 

Puis il publie en 2004 deux livres, La Démocratie de la Syrie et l'indépendance du Liban et Militaires contre qui ?, qui rassemblent ses articles soulignant notamment le lien existant entre le changement démocratique en Syrie et l'indépendance du Liban, et la contradiction entre la cause démocratique et les valeurs républicaines face à l'emprise militaire et sécuritaire. Il faut souligner ici que Samir a sorti ces deux livres dans un contexte de peur et d'autocensure qui régnaient en maître dans le pays.


Son dernier livre, Considérations sur le malheur arabe, pose un regard lucide sur la réalité du monde arabe tout en s'élevant contre le fatalisme ambiant, la victimisation ou le culturalisme, en réaffirmant que modernité et arabisme ne sont pas incompatibles. Il analyse de manière pointue les raisons de l'avortement de la renaissance arabe des XIXe et XXe siècles, et attribue le marasme des Arabes davantage à leur géographie qu'à leur histoire.

 

Evoquant son ouvrage, il disait : « On parle si mal du monde arabe qu'il m'a semblé nécessaire de remettre à plat certaines conceptions. Notamment celle qui voudrait que les Arabes soient condamnés à toujours vivre dans les conditions dramatiques du présent. Il y a trois ou quatre décennies, les Arabes paraissaient avoir un avenir plein de promesses. Il faut certes se demander pourquoi cela n'a pas été le cas, mais, plutôt que d'analyser cet échec, la priorité a été pour moi de rappeler que les Arabes ont connu un processus de modernisation et que les valeurs de l'universalisme prévalaient parmi eux il n'y a pas très longtemps. En ce sens, c'est un livre de mobilisation contre le discours de la victimisation. Et c'est peut-être là qu'il y a de la polémique. Mais c'est une polémique qui prend sens d'abord par rapport à ce qu'on peut entendre dans le monde arabe lui-même – où je vis » (propos recueillis par Christophe Kantcheff, Politis, décembre 2004).


L'histoire de Beyrouth.
A partir d'octobre 2004, Samir Kassir a figuré parmi les fondateurs du « Mouvement de la gauche démocratique » (avec des écrivains, étudiants et anciens militants politiques), une démarche qui s'inscrivait dans le droit fil de ses convictions et son engagement. Après l'assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri, le 14 février 2005, il est un des architectes du soulèvement populaire contre l'hégémonie syrienne auquel il donnera l'appellation célèbre « Intifada de l'indépendance ».

 

Il se fait le porte-voix de cette Intifada par ses articles et sa présence quasi continue sur la place des Martyrs à Beyrouth, animant inlassablement débats et discussions avec les politiques, les médias et les étudiants concernant les enjeux futurs et les implications de la redécouverte de la souveraineté nationale.

 

Samir a été le premier à appeler de ses vœux l'élaboration d'un programme de réforme du système politique

libanais sur le plan économique mais aussi sur l'épineux sujet du confessionnalisme. Dans le même temps, il n'a jamais manqué d'exprimer son attachement au rejet des manifestations discriminatoires (voire racistes) vis-à-vis des Syriens. Dans ses articles et depuis les tribunes de la place des Martyrs, il n'a eu de cesse de rappeler la nécessité de distinguer entre les pratiques du régime syrien et de ses services de renseignements au Liban (auxquels sont associés ses alliés libanais) et le peuple syrien. D'ailleurs, il a toujours figuré parmi les signataires de pétitions et de lettres de soutien adressées aux intellectuels syriens opposés au régime de Damas, considérant que leur lutte était la sienne.

 

Le 2 juin 2005, alors que Samir s'apprêtait à se rendre à son lieu de travail, l'explosion d'une bombe placée sous son véhicule met brutalement fin à sa vie. La nouvelle provoque une colère infinie dans les cercles culturels au Liban, en Palestine et en Syrie. De nombreuses marches et rassemblements ont eu lieu à Beyrouth, Ramallah, Paris et à Washington. Intellectuels arabes, français, journalistes libanais et étrangers publient de nombreux communiqués condamnant cet assassinat et rendant hommage au martyr Kassir, au courage de ses positions et à son engagement pour la liberté et l'indépendance.

 

Sa famille, ses amis accusent le régime syrien et ses sbires libanais d'être à l'origine de son assassinat. A leur demande, une enquête a été ouverte incluant la justice française, Samir ayant été lui-même citoyen français. L'enquête semble stagner, et le silence des milieux culturels et journalistiques français – dont on a pourtant bâillonné à jamais un confrère – se fait long.

 

Samir a symbolisé le courage et la ténacité que nous avons vu se déployer dans ce printemps arabe. Et même si son départ violent prive le monde arabe de sa plume acérée et de son esprit superbement subversif, il nous reste de lui des bourgeons d'obstination et de jasmin que nous commençons à voir éclore çà et là dans le monde arabe. Hier à Tunis et au Caire, aujourd'hui peut-être à Tripoli et Sanaa, et demain, c'est sûr, à Damas...

 

Nadia Aissaoui est sociologue, Ziad Majed est enseignant à l’Université Américaine de Paris. Pour Mediapart, ils tiendront chaque semaine une chronique d'un monde arabe en ébullition: les révolutions en cours, les grands débats, les informations passées inaperçues en France, la place des femmes, la place de l'islam, etc. A ces chroniques s'ajoutent celles de Tewfik Hakem, «Vu des médias arabes».

Le site de Ziad Majed : www.ziadmajed.net/

Le site de Nadia Aissaoui : www.medwomensfund.org/