L'intégralité du débat avec Ziad Majed, politologue libanais, spécialiste du Moyen-Orient, professeur à l’Université américaine de Paris, mardi 17 juillet 2012 Nabil : Pensez-vous que les combats à Damas marquent un tournant dans le conflit ?
Oui. Il y a certainement un grand développement. C'est la forteresse sécuritaire du régime qui est cette fois secouée par la révolution. En plus, c'en est fini avec toute la rhétorique du régime selon laquelle les deux grandes villes, Alep et Damas, et leur banlieue, où résident près de 25 % de la population, sont à l'abri de la contestation. D'autre part, les combats à Damas montrent que l'armée syrienne libre et les combattants de l'opposition ont un soutien populaire important et un travail de renseignement assez efficace. Et tout cela affaiblit encore plus le régime Assad. Mais cela ne veut pas dire que la chute de ce régime s'annonce dans les jours prochains. C'est le début d'un nouveau processus dans la révolution syrienne. Underwriter : Les insurgés sont-ils vraiment assez équipés et organisés pour pouvoir tenir tête à l'armée régulière et parvenir à leurs fins ? Ils ne sont pas assez équipés. Mais ils ont adopté une tactique de guérilla et ils sont organisés en groupes mobiles afin d'éviter les confrontations où la puissance de feu de l'armée du régime s'impose. Cela leur donne un avantage important dans plusieurs régions, et l'aspect psychologique de la guerre commence à basculer en leur faveur. On estime aujourd'hui que les forces du régime ne contrôlent que 50 % du territoire syrien. Cela permet aux insurgés de circuler dans une grande zone et de se procurer, à travers les déserteurs et leurs contacts au sein de l'armée du régime, des munitions et des lance-roquettes antichars qui apparaissent assez efficaces pour l'instant. Visiteur : Y a-t-il une grande ville syrienne qui soit sous contrôle permanent des forces rebelles ? Non, mais le régime syrien ne s'impose qu'en tant que force d'occupation dans la majorité des villes du pays, il encercle les villes, les bombarde, et essaie à travers les check-points de les étouffer. Mais dans chaque grande ville du pays, il y a de plus en plus de quartiers qui échappent à son autorité, et dans le nord, du côté de la ville de Idlib, les forces de l'armée libre contrôlent de larges zones. De même que dans la ville de Homs, au centre, et dans les zones rurales autour de la ville de Hama, et dans d'autres régions périphériques du pays. ssoufs : Quelle est la chaîne d'approvisionnement en armes des rebelles ? Jusqu'à maintenant, il y a eu trois chaînes. Il y a les déserteurs qui prennent avec eux le plus d'armes possible. Et puis il y a un marché interne en Syrie, surtout à côté des frontières, où les armes étaient déjà présentes avant la révolution. La troisième chaîne est un trafic qui se fait à travers certaines frontières : la frontière irakienne, un peu moins la frontière libanaise, et, depuis quelques semaines, la frontière turque. Mais jusqu'à maintenant, les armes fournies de l'intérieur de la Syrie sont probablement plus présentes dans les combats et dans les accrochages que celles qui viennent de l'extérieur. GuiggZ : Est-il vrai que certaines puissances occidentales forment, entraînent et participent à la guerre civile ? Jusqu'à maintenant, les capitales occidentales hésitent beaucoup par rapport à la forme d'intervention en Syrie. Elles ne souhaitent pas du tout un long conflit armé qui pourrait avoir des conséquences sur les pays voisins de la Syrie. Mais en même temps, ces capitales n'arrivent pas à élaborer une politique claire envers la Syrie, vu les positions russe et chinoise et vu certains doutes qu'elles ont sur les alternatives au pouvoir actuel. Par ailleurs, nous ne pouvons pas vraiment qualifier ce qu'il se passe en Syrie de guerre civile. Il y a certes des aspects de guerre civile, mais nous sommes toujours dans une configuration de révolution, car les combats se déroulent entre une partie de l'opposition, qui s'est militarisée il y a presque un an, et les forces du régime, qui réprime et qui bombarde des quartiers résidentiels et des villages pour les punir. Mais si la situation dure très longtemps, on peut craindre de plus en plus des accrochages ou des réactions de la population, qui peuvent s'approcher des conflits civils. Arnaud : Est-il possible, selon vous, que les rebelles puissent renverser le pouvoir sans une aide internationale ? Je pense que oui. Il faut rester prudent sur la façon dont les choses vont évoluer sur le terrain dans les prochains jours et les prochaines semaines, surtout avec le mois du ramadan, qui va connaître de grandes mobilisations à la fois pacifiques, mais en même temps des opérations militaires. Ce qui est sûr, c'est que la base sociale du régime - ses capacités économiques, son autorité symbolique - sont en train de s'effondrer, et la puissance de feu toute seule ne peut pas vaincre la révolution. Donc je pense qu'il est plus simple de dire que le pouvoir n'a aucune chance de remporter sa lutte contre sa société, mais que la société aussi a besoin de plus de temps. Malheureusement, il y aura plus de dégâts pour en finir avec ce pouvoir. En tout cas, les Syriens, depuis quelque temps, répètent qu'ils comptent beaucoup plus sur eux-mêmes que sur l'extérieur qui, jusqu'à maintenant, a été très lent dans ses initiatives et ses pressions sur le régime. Colette : Le clan au pouvoir ne montre aucun signe de déstabilisation... Est-il réellement ébranlé selon vous ? Ce n'est pas vrai que le clan au pouvoir ne montre pas de signe de déstabilisation. Mais le pouvoir a changé un peu la structure sécuritaire et militaire qui dirige la répression, parce qu'il ne fait plus confiance à beaucoup de généraux et de responsables qui ne font pas partie de la famille Assad ou des familles et groupes les plus rapprochés au niveau parental. Il faut aussi comprendre que le clan Assad essaie de souder de plus en plus le noyau dur de la base sociale qui le soutient en propageant en série une atmosphère de peur et de menace, pour se maintenir et pour continuer à exercer un chantage sur certains groupes et communautés, en prétendant qu'il est le garant de leur survie. Mais avec les défections et la perte de contrôle de plusieurs régions, on va certainement voir de plus en plus des fractures au sein même du clan et de son noyau dur. Boul : Les pressions sur la population dont vous parlez sont-elles efficaces ? Elles sont efficaces dans le sens où Bachar Al-Assad adopte parfois ce que son père avait adopté comme stratégie de violence dans les années 1980. Il engage des forces de différentes divisions pour qu'il y ait du sang sur les mains d'une bonne partie des officiers autour de lui, et pour qu'ils se sentent tous, avec leurs familles, leurs proches et leurs réseaux sociaux, liés au destin d'Assad et sur le même bateau. Donc il est évident qu'une partie de sa communauté et de certains centres de pouvoir dans le pays se sent avec lui sur ce même bateau. Mais même cela peut évoluer et changer si, sur le terrain et au niveau des négociations internationales entre Moscou et les autres capitales occidentales et arabes, il peut y avoir une décision ferme pour son départ. Les gens autour de lui sentiront ainsi qu'il est lâché et qu'il faudra négocier leur sort à eux indépendamment du sien. jebril : Est-il vrai que la Russie fournit des armes au régime ? Certainement. Ce ne sont pas des rumeurs, c'est officiel. L'armée syrienne est équipée d'armes russes. Il y a eu récemment un navire russe qui est arrivé sur la côte syrienne et qui a livré aussi des armes. Et la Russie continue, de même que l'Iran, à fournir un matériel d'espionnage au régime et à ses services de renseignement. denistrasbourg : Pouvez-vous expliquer les intérêts qui poussent la Russie et la Chine à soutenir jusqu'à ce point un tel régime ? Pour la Chine, il y a, je pense, deux principes. Le premier, c'est un refus catégorique de ce que les Chinois appellent l'ingérence externe dans un pays. Et le deuxième, c'est qu'ils suivent Moscou pour affaiblir un peu l'hégémonie américaine, ou ce qu'ils considèrent comme la suprématie américaine dans les relations internationales. Il y a également des enjeux économiques. Mais je ne pense pas que ce soit la priorité chinoise, parce qu'ils savent que, dans tous les cas, ils auront une part du marché syrien comme des marchés de la région. Pour la Russie, les choses sont plus compliquées. Il y a au début la volonté russe de se montrer comme une superpuissance face à l'Occident. Il y a d'autre part le fait que la Syrie est le dernier allié de Moscou dans tout le Moyen-Orient. Il y a également la volonté de Moscou d'avoir des cartes de négociation, et la Syrie est une carte précieuse dans ce sens, car il y a plusieurs dossiers de tension avec l'Occident en général. On parle des boucliers antimissile de l'OTAN, des questions de concurrence et d'autorité dans l'Europe de l'Est et l'Asie centrale, le dossier nucléaire iranien. Les Russes utilisent donc la scène syrienne pour régler des comptes et se montrer incontournables, surtout après ce qui s'est passé en Libye. On peut ajouter à cela une certaine réticence russe face à la montée de ce que Moscou appelle l'islam sunnite dans la région, et Lavrov essaie toujours de parler des minorités religieuses et des soucis de Moscou par rapport à ces minorités. Sachant que cette propagande russe n'a pas de crédibilité, parce qu'avant l'arrivée de la famille Assad au pouvoir en Syrie, aucune minorité n'a été menacée ou persécutée, et ce n'est pas vrai que toutes les minorités soutiennent le régime de Damas. Benji : Certains disent que la Syrie est en train de basculer dans une guerre entre Alaouites et Sunnites. Qu'en pensez-vous ? Je pense que c'est un schéma qui simplifie beaucoup la situation. C'est vrai que dans le Moyen-Orient, la question communautaire se pose de plus en plus entre sunnites et chiites, vu la montée politique de l'Iran d'un côté, la lutte avec l'Arabie saoudite de l'autre. Mais ce qui se passe en Syrie est loin d'être réduit à cet angle. Il y a un pouvoir, d'une famille, de père en fils, qui est sur place depuis 1970. Il y a un pouvoir qui est basé sur le principe du parti unique, avec un état d'urgence dans le pays qui a interdit pendant quatre décennies la création de partis politiques, d'organisations de la société civile, des médias libres. Et il y a des services de renseignement qui interviennent violemment dans tous les aspects de la vie publique. Donc la révolution syrienne est contre ce régime-là, qui a essayé de souder la communauté alaouite de laquelle il est issu, pour se présenter comme le protecteur de cette communauté. Et cela a créé et crée toujours des tensions confessionnelles ou communautaires. Mais la révolution, dès le début, dans tous les articles, les discours politiques et les positions officielles de ses représentants, a essayé d'éviter la question confessionnelle et de présenter cette dimension politique et humaniste. Donc je pense que, même s'il y a des éléments de tension communautaire, la révolution est avant tout un soulèvement pour la liberté et la dignité, et pour en finir avec le despotisme d'Assad. em : De quelle obédience religieuse est la majorité des insurgés ? La société syrienne est une véritable mosaïque communautaire et ethnique. Ethniquement, il y a des Arabes et des Kurdes, mais aussi des Turkmènes et d'autres petites minorités. Et religieusement, il y a une majorité sunnite, mais il y a aussi des alaouites, des chrétiens, des druzes, des ismailites. Et la révolution reflète la réalité de la société, démographiquement parlant, ce qui fait qu'une majorité des citoyens syriens dans la rue sont aujourd'hui sunnites. Mais ce n'est pas par conviction religieuse qu'ils sont mobilisés, c'est par volonté politique, tout comme leurs concitoyens des autres communautés. Chahen : Quelle est la position des communautés chrétiennes, en particulier arméniennes ? Attentiste, participative ? Il y a des individus de toutes les communautés, chrétienne ou autres, qui participent activement à la révolution. Mais au niveau de la communauté en tant que telle, étant une petite minorité en Syrie, ils sont plutôt dans l'attente de la fin de la violence. Et je pense que, comme leurs concitoyens syriens, ils souhaitent la stabilité et la liberté. Sachant que durant les dernières décennies, l'immigration, chrétienne et arménienne en particulier, de la Syrie a été très importante. Donc ils sont aujourd'hui une toute petite communauté, et comme les autres communautés, ils souhaitent la paix dans le pays. jamila : L'ex-ambassadeur syrien en Irak a déclaré à la BBC que le régime syrien détenait des armes chimiques et qu'il pourrait s'en servir. Est-ce vrai qu'il dispose d'un tel arsenal ? Et si oui, pensez-vous qu'il serait prêt à en faire usage ? Oui, le régime syrien dispose d'arsenal chimique. D'ailleurs c'est une des questions souvent soulevées par des chercheurs et des diplomates sur la manière de gérer les armes chimiques dans une phase de transition ou de chute de pouvoir. En revanche, leur usage est techniquement très compliqué, et il signifierait que le régime souhaite effectuer un suicide collectif. Je ne pense pas que nous en soyons là, et je ne l'espère pas, en tout cas. ElyesTunisie : Bonjour, pouvez-vous nous éclairer sur la situation des djihadistes en Syrie ? Sont-ils nombreux ? D'où viennent-ils ? Depuis le début de la révolution, le régime syrien et ses alliés ont soulevé un danger djihadiste pour effrayer la société syrienne d'un côté, et l'Occident de l'autre. Mais jusqu'à maintenant, dix-sept mois après le début de la révolution, il n'y a que très peu de preuves sur la présence de djihadistes en Syrie. Il y a certainement des groupes islamistes syriens qui font partie de la révolution, et certains sont armés. Il y a également, après des mois de souffrance et de rituel de mort, et de tortures, et de cadavres, et de sentiment que les Syriens sont livrés à une machine de mort, il y a à cause de tout cela une montée du ressentiment religieux chez les Syriens, qui se traduit par des slogans, par des prières, par des présences dans les mosquées. Mais tout cela ne signifie pas que le djihadisme contrôle aujourd'hui le terrain, ni même des enclaves à l'intérieur du pays. Il faut juste signaler que le régime syrien a, pendant des années, manipulé des cellules djihadistes en les envoyant en Irak et au Liban, et que ses services de renseignement ont souvent présenté des dossiers sur les djihadistes dans la région à plusieurs services de renseignement occidentaux et arabes. Donc ils connaissent très bien les structures djihadistes de la région, et s'ils avaient vraiment des preuves importantes sur leur présence en Syrie, ils les auraient montrées jour et nuit. Cela dit, si le conflit armé continue, et si la barbarie dans le pays n'est pas contenue, et si le régime continue ses crimes et ses massacres, il y aura des risques de voir des djihadistes et des groupes armés de plusieurs pays arriver en Syrie avec des justifications différentes. Mais nous n'en sommes pas encore là, et les combattants de l'armée libre sont des anciens soldats de l'armée syrienne soutenus par des volontaires et des jeunes des villes et des villages encerclés par l'armée du régime. Dhia : Si le régime Assad tombe, que deviendra la Syrie ? Il est difficile de prévoir l'état des choses après la chute d'Assad. Premièrement, tout dépend de la façon dont cette chute va s'effectuer et quels dégâts il y aura durant cette chute au niveau des relations sociales et au niveau des infrastructures de l'Etat, de son économie, etc. Deuxièmement, je pense que la Syrie aura, comme tous les pays qui sortent d'une dictature qui a pesé longtemps sur la société, besoin de beaucoup de temps pour s'en remettre et pour se reconstruire. Et c'est aux Syriens, après, de décider de quel modèle politique ils ont besoin pour la reconstruction de leur Etat. GuiggZ : Les islamistes pourraient-ils prendre le pouvoir en Syrie ? Je pense que ceux qui vont prendre le pouvoir en Syrie vont le prendre dans les urnes. Si les Syriens choisissent pendant un mandat de quatre ans une tendance islamiste, c'est leur choix, et aux laïques et aux libéraux de s'organiser pour essayer de gagner les élections suivantes. Mais peut-être faut-il préciser que la démographie syrienne et la mosaïque ethnique et religieuse que nous avons évoquée réduisent les chances des islamistes et les poussent, eux et les autres formations, à s'ouvrir sur le champ politique et à être beaucoup plus pragmatiques et modérés qu'idéologiques. Tout cela, bien sûr, dans une phase de transition pacifique. Malheureusement, nous n'en sommes pas encore là, il y a toujours du sang qui coule et un régime qui refuse de céder à sa population. Bil : Le régime syrien pourrait-il perdre le contrôle de Damas ? Peut-être pas dans les prochains jours. Mais avec le temps, oui. Aujourd'hui, ce ne sont plus seulement les banlieues et les quartiers périphériques de la ville qui commencent à se mobiliser. Il y a également des quartiers au centre de Damas qui connaissent des combats et, peut-être plus important encore, des initiatives de solidarité avec les insurgés. Elles se traduisant par des barricades, par des pneus brûlés, par des manifestations, afin de ralentir les mouvements des troupes du régime et montrer que même les quartiers où il n'y a pas de combat soutiennent leurs voisins sous les balles et le feu. Le ramadan commence dans quelques jours, son importance sociale permettant aux gens de se rencontrer et de se retrouver pourrait être aussi une opportunité pour les insurgés et les citoyens qui les soutiennent de renforcer leur mobilisation. Et c'est un cauchemar pour le régime. Celui-si souhaite à tout prix étouffer la contestation dans les villes avant le ramadan. Visiteur : Ne pensez-vous pas que l'arrivée prochaine du ramadan ralentisse plutôt la révolution et soit bénéfique pour le régime Assad ? Non, pas du tout. L'expérience de l'année dernière a montré l'inverse : les manifestations avant le ramadan 2011 avaient lieu chaque vendredi, durant le ramadan, les manifestations sont devenues quotidiennes. De plus, le fait que beaucoup d'administrations ferment tôt durant la journée fait qu'il y a encore plus de gens qui peuvent participer à des rassemblements ou à des manifestations. Et il y a aussi tout l'aspect symbolique de ce mois qui peut booster le moral des insurgés et créer beaucoup de craintes chez le régime.
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