Trois experts dissèquent pour « L’Orient-Le Jour » les raisons derrière les dissensions entre les opposants au régime de Bachar el-Assad, leur incapacité à créer une alternative crédible, et la dérive de plus en plus violente de la rébellion.
L’opposition syrienne est aujourd’hui aux abonnés absents. Plus d’un an après le début de la révolte contre le régime de Bachar el-Assad, les opposants n’ont pu se forger une crédibilité et une légitimité pouvant remplacer le pouvoir en place. Nationalistes arabes, indépendants, islamistes, salafistes, anciens caciques du régime, opposants en exil et ceux de l’intérieur... L’opposition syrienne est plus que jamais divisée, au point qu’on parle actuellement « d’oppositions syriennes ». Persécutés et opprimés durant des décennies, fragilisés par leurs dissensions internes, les opposants semblent impuissants à s’organiser afin de créer une alternative à la dictature baassiste. Conséquence directe de cet échec retentissant : le conflit syrien dure dans le temps, alors que plus de 12 000 personnes ont déjà été tuées, sans oublier le nombre en hausse constante de blessés, de détenus, de réfugiés et de déplacés, et celui des disparus.
Pour Barah Mikaïl, directeur de recherches Afrique Moyen-Orient à la Fondation pour les relations internationales et le dialogue extérieur (Fride), « les plus grands maux des oppositions syriennes résident dans deux faits centraux : d’une part, la volonté de chacune des formations constituées de promouvoir son propre agenda au détriment des autres structures ; et d’autre part, le fait que l’écrasante majorité de ces opposants ont tablé sur l’après-Bachar sans se demander par quel moyen ils pourraient en finir avec le régime ». S’ajoute à cela, selon lui, la trop facile cooptation par les Occidentaux et certains de leurs alliés arabe du Conseil national syrien, structure majoritairement composée de personnes qui ont vécu l’essentiel de leur vie hors de Syrie. Cela a été vu d’un très mauvais œil par les opposants de l’intérieur, à commencer par les comités locaux de coordination. « Le résultat, c’est un renforcement du régime, qui a su se jouer de ces divisions afin de convaincre la communauté internationale qu’elle n’avait aucun autre cheval sur lequel réellement miser », explique-t-il.
Les divisions idéologiques de l’opposition syrienne expliquent bien sûr sa division, affirme Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2 et directeur du groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée. En effet, la collaboration entre Frères musulmans et marxistes n’est pas possible. « Il ne faut pas négliger non plus les différences sociales entre les membres de l’ancienne bourgeoisie citadine et les classes moyennes et populaires. Je vois mal les membres de la famille Atassi avoir beaucoup de considération pour les révolutionnaires des périphéries. Le problème communautaire divise puisque les Frères musulmans ne veulent pas d’un non-sunnite à la tête du CNS (Conseil national syrien), nous avons vu que Georges Sabra n’a eu que 11 voix contre 21 à Burhan Ghalioun lors du dernier vote au CNS. Le maintien de Ghalioun fait fuir les opposants de l’intérieur car ils y voient la domination des Frères musulmans en exil sur le mouvement », estime M. Balanche. « Ne négligeons pas les querelles personnelles, les luttes entre les générations. Depuis des décennies des opposants historiques attendent leur heure. Ils sont en exil depuis longtemps, ils considèrent qu’ils sont légitimes et que les jeunes doivent les écouter, alors que justement la jeunesse fait aussi la révolution contre le système patriarcal », ajoute-t-il.
Toutefois, pour le politologue et auteur de plusieurs articles et études sur la région Ziad Majed, « le problème ne se pose pas au niveau de la diversité politique au sein de l’opposition syrienne ou au niveau des courants de pensée qui la fractionnent. Cela est même un signe de richesse et de refus de se soumettre à l’hégémonie d’une pensée unique que le régime Assad a essayé d’imposer pendant 42 ans. Même la dualité “exil/intérieur” est trompeuse. Elle est imposée par les faits politiques depuis 1976, et nous voyons souvent les mêmes divergences politiques en exil comme à l’intérieur ». Selon lui, « le problème de l’opposition syrienne se situe aujourd’hui dans son incapacité à se montrer efficace, de lancer des initiatives politiques, de négocier avec les acteurs internationaux hostiles à la révolution, d’élaborer un discours lucide et sans illusions, et de construire un corps institutionnel bien organisé autour d’un leadership collégial représentant la révolution ».
Le danger radical
À cela s’ajoute la crainte de voir les mouvements radicaux, salafistes et groupuscules issus de la mouvance d’el-Qaëda gagner du terrain et s’implanter dans le paysage syrien révolutionnaire. Le régime de Bachar el-Assad s’active sur le plan régional depuis le début de la révolte à jouer la carte du défenseur de la laïcité et du courant modéré pour légitimer son pouvoir face à Israël, sur le plan international, en prônant la lutte contre le terrorisme, et évidemment sur le plan local, en se proclamant protecteur des minorités, notamment chrétiennes, en Syrie. La propagande du régime qualifie ainsi les opposants de « terroristes » ou de « gangs armés ».
« L’opposition syrienne n’est pas composée en majorité d’islamistes ou de salafistes, explique Barah Mikaïl. La majorité d’entre eux répondent à des horizons autres, et vraiment en phase avec un changement pour le mieux. Mais un agrégat d’idéologies radicales se sont bel et bien greffées sur le mouvement de contestation initiale, et causent ainsi bien du tort au mouvement. En les pointant quasi exclusivement du doigt, le régime syrien trouve matière à mettre en garde contre le chaos qui pourrait suivre sa chute. » Mais cela ne veut pas dire pour autant que ces formations sont inertes, et que les attentats intervenant sur territoire syrien sont exclusivement l’œuvre du régime. Ce dernier est capable de les fomenter, mais el-Qaëda et consorts aussi, comme prouvé en Irak depuis des années. Et ce même si le régime est capable aussi de fermer les yeux sur des opérations dont il apprendrait l’existence pour mieux les dénoncer ensuite, précise M. Mikaïl.
La menace salafiste est exagérée par le régime et minimisée par l’opposition, ajoute pour sa part M. Balanche. « Le CNS se décrédibilise complètement en affirmant que les attentats à la voiture piégée sont l’œuvre du régime pour détourner l’attention sur la répression. Le CNS sait que la menace salafiste fait peur aux Occidentaux, qui désormais hésitent face à un changement de régime en Syrie, car Assad représente un rempart contre l’islamisme. Le CNS utilise aussi les attentats pour tenter de mobiliser la population contre le régime en vertu de la fameuse théorie du complot : “à qui profite le crime : au régime, donc c’est lui qui organise ces attentats”. Le fonctionnement de l’opposition syrienne n’est pas différent de celui du régime », explique-t-il.
Objectivement, les attentats sont tout de même très dangereux pour le régime, car si le chaos s’installe en Syrie, l’économie ne reprendra pas et le régime ne pourra plus subvenir aux besoins de la population. Il va perdre aussi le soutien de la bourgeoisie qui se lassera d’attendre une sortie de crise. Bachar el-Assad est attendu par ses partenaires, notamment les Russes, sur sa capacité à ramener le calme en Syrie rapidement (pour la fin 2012). Les radicaux seront plus difficiles à éradiquer. Ils entretiennent un conflit de basse intensité, qui sur le long terme sape le régime, met également en garde Fabrice Balanche.
Selon lui, les fondamentalistes ne sont pas majoritaires encore dans l’opposition syrienne : quelques centaines de combattants, mais leur nombre augmente rapidement car tous les jihadistes du monde se donnent rendez-vous en Syrie via le Liban, la Turquie ou l’Irak. « Ils disposent de moyens financiers grâce à des donateurs du Golfe dissimulés derrière des ONG. Ils peuvent donc attirer des combattants vers eux en leur fournissant armes et argents, ce qui n’est pas le cas de l’ASL. »
« Il faut aussi comprendre qu’avec la durée, la barbarie du régime, et le sentiment des Syriens d’être lâchés par la communauté internationale, l’islamisation de la contestation devient inévitable : les rituels des funérailles, la peur, la cruauté de la réalité poussent les gens vers la “métaphysique”. Le slogan si expressif chanté dans les manifestations “ya Allah malna gheirak ya Allah” (Dieu, nous n’avons que toi, ô Dieu) exprime parfaitement cela. Mais il ne confirme en rien la théorie salafiste ou jihadiste qui représente une toute autre dimension », ajoute de son coté Ziad Majed, qui reste « persuadé que la plupart des voitures piégées et des attentats à Damas, à Alep comme à Idlib et Deir ez-Zor sont l’œuvre du régime et de ses services de renseignements. Non seulement ils ont souvent eu lieu des vendredis matin avant les manifestations hebdomadaires et ont été perpétrés dans des quartiers qui connaissent des mobilisations antirégime, mais il y a également des activistes et des opposants à l’intérieur qui détiennent des preuves : des noms de détenus politiques figurent parmi les victimes de certains attentats, aucune enquête sur les scènes de crimes, des rumeurs sur les explosions circulent la veille, etc. Ils confirment que le régime envoie même des messages à travers certaines explosions aux hésitants ou aux citoyens qui commencent à basculer politiquement en faveur de la révolution, en laissant planer le doute sur sa responsabilité : “c’est cela qui vous attend prochainement !” », explique M. Majed.
La radicalisation de la rébellion
Par contre, ajoute-t-il, les attaques contre l’armée, les combats dans différentes régions et les incendies dans certains bâtiments gouvernementaux sont des formes de résistance militaire au régime par les différentes formations regroupées sous la bannière de « l’armée libre ». Malgré cela, jamais le pacifisme n’a été aussi présent, en même temps que la militarisation. Ils vont de pair, mais les médias couvrent davantage la lutte armée. Ainsi, le nombre de manifestations par vendredi de mobilisation est passé à 850 le 18 mai. La mobilisation des étudiants universitaires et les sit-in contre la violence sont quotidiens depuis avril 2012 à Alep et Damas (villes jadis considérées comme fidèles au régime).
Pour Barah Mikaïl, il faut bien se résoudre à une réalité : « Tout comme le régime use de violences et d’atrocités, l’Armée syrienne libre et quelques autres agrégats d’opposants font régner un climat de terreur. Tous deux sont conformes à une même stratégie : intimider par la violence pour mieux dissuader la population de s’opposer à eux. »
« L’opposition n’étant pas unie, hiérarchisée et par conséquent d’accord sur les objectifs et la méthode (intervention militaire étrangère, lutte pacifique, négociation avec le régime...), tous les excès sont possibles. Le régime ne veut pas négocier avec la rébellion, alors il réprime durement. Par conséquent, les éléments les plus radicaux de l’opposition l’emportent sur le terrain », renchérit de son côté M. Balanche.
Pas de solution en vue
En tout état de cause, la complexité du paysage syrien actuel laisse présager un conflit de longue durée. « Le régime syrien n’est pas mûr pour tomber. Pour la communauté internationale, la question est simple : faut-il faire tomber absolument Bachar el-Assad ? Si oui, il suffit de laisser affluer les salafistes, de les armer... comme en Afghanistan dans les années 1980, et après quelques années le régime tombera avec quelques centaines de milliers de morts, une partition du pays et la contagion au Liban et en Irak. Si la communauté internationale ne tient pas à ce scénario, elle doit accepter le fait qu’Assad demeure au pouvoir... Cela permettra de garantir une certaine stabilité dans la région », précise Fabrice Balanche.
Même son de cloche de la part de Ziad Majed : « La position géostratégique de la Syrie (notamment sa frontière avec Israël) fait que la majorité des acteurs ne souhaitent pas voir une déstabilisation incontrôlable. De plus, l’expérience de l’OTAN en Libye n’a pas été une “success story”. Donc, pour le moment, une intervention militaire ne semble pas être à l’ordre du jour. Restent la diplomatie, l’économie et la justice. Je pense que la poursuite des négociations avec Moscou est une nécessité absolue. Le scénario d’une transition suivant le modèle du Yémen est une option déjà évoquée qui mérite d’être réexaminée dans ses détails et conditions. » Sinon, « le seul espoir ne pourra venir que de l’intérieur de la Syrie, du courage et de la détermination de cette révolution extraordinaire », ajoute M. Majed.
Pour sa part, Barah Mikaïl demeure convaincu que le régime syrien en a étonné plus d’un par sa capacité à se maintenir en place, aussi scandaleux que cela puisse apparaître aux yeux de certains. Selon lui, il n’y a que deux choix posés aujourd’hui, pas trois : soit on laisse pourrir la situation sur place, avec le risque de voir de plus en plus de morts et massacres prévaloir en Syrie ; soit on favorise l’ouverture d’un canal politique sans préconditions, aux fins de ramener chacun des protagonistes à une attitude responsable et constructive. « Je suis conscient du fait que prôner un début d’ouverture de la part des Occidentaux, en particulier vis-à-vis du régime, est une recommandation qui puisse faire scandale. Mais quelle est l’alternative dans ce cas ? Je crois qu’il est grand temps pour ceux qui tiennent à un meilleur avenir pour la Syrie de faire tout ce qu’ils peuvent pour préparer l’après-Assad en se servant d’Assad. Sans quoi, on ne fera que continuer à compter les victimes », conclut-il.
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